Avant-propos
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Introduction à la controverse des Karmapa
Quelques données historiques
1959 : Le Karmapa s'exile en Inde
Les difficultés au temps du 16ème Karmapa
Les années 80 à 90
Les évènements de 1992
Les évènements de mai et juin 92
Campagne de propagande
Orgyen Trinley, le Karmapa de Sitou Rinpoché
Les événements de novembre et décembre 1992 à Rumtek
Informations concernant le Sikkim
Année 93 : la situation dégénère à Rumtek
Identification du 17ème Karmapa Trinley Thayé Dorje
L’année 1994
La controverse : confrontation des points de vues
Les rapports entre Shamar Rinpoché et le Dalaï-Lama
Survol des événements des années 1994 à 1999
Année 2000
Année 2001
Chronologie des événements
Bibliographie et sources d’informations
Accès pages en anglais
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Les événements de novembre et décembre 1992 à Rumtek

La situation à Rumtek

Qui dirigera le monastère ?

Préparation de la soi-disante "Kagyu International Assembly"

La foule envahit le monastère

La "Kagyu International Assembly" du 30 novembre 92

La tentative de prise de contrôle du "Karmapa Charitable Trust"


La situation à Rumtek

Après les événements de juin 1992, Rumtek n'était plus le même. Sitoupa et Gyaltsab se comportaient comme des généraux victorieux prêts à assumer le plein contrôle de la lignée. Shamarpa, probablement malade et fatigué des méthodes sournoises de ses pairs, avait quitté les lieux de la bataille pour se rendre en France, à la réunion Kagyu d'Europe en Dordogne.

L’objectif principal des moines de Rumtek était de suivre les instructions de leur Lama, le 16ème Karmapa. Ils s’étaient engagés à assumer leurs obligations au monastère avec la ferme intention de ne pas laisser le lieu tomber dans des mains d'étrangères. Aussi, pour empêcher le vol possible des biens du Karmapa, ils mirent sous clef ou sous scellés toutes les possessions de Sa Sainteté. Confrontés à la brusque division au sommet de la hiérarchie, ils décidèrent de ne suivre, ni de s'opposer à aucun régent. Ils restaient confiants dans le fait que les trois parviendraient finalement à un accord pour unir leurs forces dans la recherche du Karmapa authentique.

Mais un si tiède appui de leur candidat du Tibet fut loin de satisfaire les espérances de Sitoupa et Gyaltsabpa. Leurs revendications que tous les monastères Kagyu du Népal, d'Inde et du Tibet soutenaient fermement Orgyen Trinley paraissait largement exagérée face à la position à Rumtek. Après tout, c'était le principal centre du Karmapa et tous les Kagyu était fixés avec la plus grande attention au moindre mouvement venant de Rumtek.

Les deux régents décidèrent de forcer l'enthousiasme des moines pour leur candidat. C'est ainsi que les habitants légitimes du monastère devinrent les cibles d'insultes, d'intimidations et, finalement, de violences physiques. La tâche de rééduquer les moines récalcitrants fut confiée à un groupe d’étrangers plutôt indisciplinés que Sitoupa avait déjà amené avec lui pendant les cérémonies de crémation de Jamgueun Kongtrul. Environ soixante individus des monastères de "Sherab Ling" et de "Bir", ainsi que d'autres du Bhoutan oriental et de Katmandou avaient élu domicile à Rumtek et commencèrent systématiquement à s'immiscer dans l'administration monastique et à harceler les responsables légitimes.

Qui dirigera le monastère ?

Au début du mois de novembre 1992, Kunzig Shamarpa, les moines de Rumtek avec les membres de l'administration et un groupe d'administrateurs du "Karmapa Charitable Trust" se réunirent au siège du Karmapa, à Rumtek.

La pièce était pleine à craquer. Chacun sentait qu’une décision importante allait être prise. Shamar Rinpoché ouvrit la réunion en répétant son affirmation de juin. Il connaissait une personne digne de confiance, en possession des instructions du 16ème Karmapa concernant la 17ème incarnation. Le temps était venu pour Rinpoché de se consacrer avec grand soin à l'accomplissement de ces instructions. Shamarpa déclara solennellement que tant que Sa Sainteté ne serait pas retrouvée, conformément à des instructions véritables, il serait incapable d’assumer ses fonctions à Rumtek. Il renonçait pour le moment, à ses obligations au monastère. Ses mots furent accueillis par un lourd silence.

C'était une volte-face inattendue. Le monastère de Rumtek et l'Institut Nalanda seraient confiés exclusivement à la garde des moines et du "Karmapa Charitable Trust". Sitou Rinpoché n'avait, bien entendu, rien à faire au quartier général Kagyu. Son monastère, "Sherab Ling", était situé à plus de mille miles au nord-ouest. Durant toutes les années qui ont suivi la mort du Karmapa en 1981, Sitoupa avait montré un intérêt limité dans les affaires de Rumtek et n'avait pas apporté la contribution d’une seule roupie. Sa prétention actuelle à la direction du quartier général de la lignée était loin d’être gagnée et n'avait aucune légitimité. Gyaltsab Rinpoché, bien que résidant à Rumtek, n'avait pas non plus offert beaucoup d'appui. Il avait consacré la plupart de son temps à la construction de son propre monastère de "Ralang Ling".

Le siège principal du Karmapa avait été, en fait, dirigé et soutenu financièrement par le Secrétaire général Tobgala et son administration. Shamar Rinpoché et Jamgueun Kongtrul Rinpoché l'avaient activement aidé dans cette tâche. Désormais, Tobgala incapable de rester au Sikkim et d’exercer sa fonction - le gouvernement du Sikkim ne pouvant pas garantir sa sécurité - et Shamarpa qui s’en allait, la gestion allait retomber sur les épaules des moines. Les honorables administrateurs du Trust restaient les tuteurs légaux, mais on pouvait difficilement s'attendre à ce que les distingués messieurs puissent venir quotidiennement à Rumtek et partager les charges avec les moines. Si Sitou et Gyaltsab Rinpochés tentaient, par la force ou par d'autres moyens, d’assumer le contrôle du lieu, les moines n'auraient aucune aide pour faire face aux éminents lamas et leurs acolytes.

Les mots de Shamarpa portaient également d'autres implications. Le régent senior laissait peu de doute quant au fait que, dès à présent, il s’investirait activement pour mettre en œuvre les véritables instructions du 16ème Karmapa. Ce qui, en d’autres termes, signifiait que le régent allait maintenant s’occuper de trouver le vrai Karmapa. Si le monastère venait à être menacé de l'extérieur, Shamar Rinpoché encourageait les moines à chercher de l'aide auprès du Premier ministre Bhandari.

Tous les participants étaient d’accord sur l’origine de la menace "extérieure". Néanmoins, Bhandari semblait un allié peu probable. Shamar Rinpoché n'avait, bien entendu, aucune illusion quant à la position du politicien dans ce bras de fer et si la pression venait à s'accroître, il ne s’attendait certainement pas de sa part qu’il soutienne les moines. Après tout, l'administration de Bhandari avait ouvertement soutenu Sitoupa pendant la confrontation en juin. Cependant, Rinpoché n'avait personne d'autre envers qui se tourner pour l'aider. Rumtek était sous la juridiction sikkimaise et Shamarpa frissonnait toujours au souvenir de l'épisode de l'armée indienne débarquant sur les terres du monastère. La simple présence à Rumtek de six malheureux soldats indiens avait traumatisé le Sikkim. Dans une telle situation politique, il y avait peu d’autres choix que de confier le siège du Karmapa à la protection du gouvernement de Gangtok.

 

Déclaration du Shamarpa

Le 17 novembre 1992, Rinpoché publia une déclaration officielle informant qu'il ne ferait pas d’objection à la décision du Gouvernement chinois de reconnaître Orgyen Trinley comme le Karmapa. Il n'avait aucune juridiction en Chine et était totalement incapable d'arrêter leur action. Le régent révéla que son accord donné au Dalaï-Lama quant à l'identification d’Orgyen Trinley n’avait été fait que par respect pour Sa Sainteté. Il s’est engagé à maintenir fermement la tradition du Gyalwa Karmapa en suivant seulement ses véritables instructions.

Shamar Rinpoché mena les moines et les dirigeants seniors de Rumtek à Gangtok pour rencontrer le Premier ministre du Sikkim, Nar Bahadur Bhandari. Il demanda au Premier ministre d’aider à la protection de la communauté monastique et lui donna une lettre à cet effet. Shamar Rinpoché lui montra très clairement qu'une rumeur circulait au monastère de Rumtek, stipulant que Sitou Rinpoché organisait secrètement une attaque contre Rumtek avec l’aide d’un grand groupe de partisans. Shamar Rinpoché informa aussi le Premier ministre qu’il devait partir le jour suivant pour un programme d’enseignement aux États-Unis… Le chef du Gouvernement sikkimais déclara qu’il allait nous aider, mais en fait, il allait gravement nous nuire.

Plus tard, en novembre, une série d’évènements regrettables eurent lieu. Un secrétaire du Gouvernement du Sikkim arriva à Rumtek accompagné par des officiers de police. Comme les bureaux étaient fermés, il obligea le secrétaire du 16ème Gyalwa Karmapa, Lekshey Dayang, de les ouvrir en lui demandant de lui expliquer pourquoi les portes du monastère étaient fermées lorsque Sitou Rinpoché venait à Rumtek. Quand Dayang demanda ce qu’il venait faire, le secrétaire le menaça, expliquant qu’il était envoyé par le gouvernement et qu’il faisait ce qu’on lui disait de faire. Dayang l’informa qu’avant que Sitou Rinpoché n’ait quitté le monastère, il avait ses propres appartements, et qu’ils lui étaient toujours attribués lorsqu’il venait à Rumtek. Le secrétaire répondit : "NON !"  On devait donner la propre chambre du Gyalwa Karmapa à Sitou Rinpoché, celle qui abrite la Coiffe noire. C'était les ordres directs du Premier ministre du Sikkim, Nar Bahadur. Le secrétaire menaça une nouvelle fois Dayang et lui dit qu’il lui restait 10 minutes pour réfléchir. Puis avec la police, ils se rendirent vers la chambre et il n’eut pas d’autre choix que de l’ouvrir. Sitou Rinpoché allait faire de la chambre privée du Gyalwa Karmapa ses propres appartements pendant presque un an.

Préparation de la "Kagyu International Assembly"

 

Le matin suivant, Sitou et Gyaltsab Rinpochés revinrent au monastère accompagnés de nombreux jeunes gens, principalement du marché local de Gangtok, appelé plus communément "Lal Bazaar". Ces délinquants avaient été recrutés initialement par le Premier ministre comme des hommes de main et étaient localement connus comme les "Lal Bazaar batrus".

Dès leur arrivée à Rumtek, ils firent immédiatement circuler une lettre disant qu’ils allaient tenir une réunion internationale Kagyupa du 30 novembre au 3 décembre. La communauté monastique et l’administration de Rumtek firent alors circuler une lettre s’opposant à cette conférence.

Le 25 novembre, la police sikkimaise entra à Rumtek et prit position autour du monastère. Elle devait s'assurer qu'aucun combat n'éclaterait à l'arrivée de l'autre groupe qui devait y tenir son assemblée.

Le 26 novembre, Tsechokling Rinpoché, un représentant du Gouvernement sikkimais de Gangtok, se présenta dans un Rumtek presque désert. Il exigea que les portes du monastère soient immédiatement ouvertes. Il tenait ses ordres du Premier ministre afin de rendre la place accessible à la future conférence. "Dépêchez-vous," a-t-il intimé au seul employé qui s'était montré pour le recevoir. En voyant un dignitaire sikkimais agitant une liasse de documents devant son visage, le pauvre vieux ne pouvait rien faire et, après avoir sorti les clefs de sa poche, a tranquillement ouvert les portes.

Il a suffit d’un seul fonctionnaire insistant, pour entrer dans le monastère. Puisque Rumtek avaient été laissé à la garde de quelques personnes, on ne devait évidemment pas s’étonner que le groupe de Sitoupa n'ait eu aucune difficulté pour entrer au monastère et préparer sa réunion. Tout cela fut beaucoup plus facile qu'ils ne s'y étaient attendus.

Les préparatifs de la conférence ont continué pendant les trois jours suivant et les gardiens légaux du monastère furent ignorés. La poignée d'administrateurs présents se déplaçait quotidiennement à Gangtok pour adresser une pétition au Premier ministre afin qu'il agisse contre cette entrée illégale dans leur monastère. Ils furent informés que Bhandari était à Delhi et que son bureau n'avait aucun pouvoir pour agir. Incapable d'arrêter l'agression, la communauté des moines et des nonnes, l'Institut Nalanda et l'administration Rumtek ont du recourir à leur dernière arme disponible. Le 29 novembre leurs représentants ont publié une déclaration écrite supplémentaire.

Les moines, les nonnes et les employés déclarèrent qu'ils ne refusaient pas d'accepter la revendication de Tai Sitou et de Gyaltsab Rinpoché d'avoir localisé la véritable incarnation de Karmapa sur la base des instructions authentiques. Ils ne refusaient pas non plus d'accepter l'affirmation de Shamar Rinpoché de l'existence d'instructions véritables indiquant une véritable incarnation. Cependant, ils pouvaient seulement suivre des décisions prises par le "Karmapa Charitable Trust" et en aucun cas ils ne pouvaient accepter des résolutions faites par d'autres lamas, administrations ou autres groupes politiques. C'était tout ce que pouvaient faire les gardiens légaux du siège principal de Karmapa.

La foule envahit le monastère

Bien qu'un groupe de quarante Khampas ait été retenu à la frontière et refoulé du Sikkim, les autres participants l'ont traversé sans problème et sont arrivés en conquérants à Rumtek. Sitou Rinpoché rassemblait ses partisans de tous les horizons possibles.

Les moines du monastère de "Sonada" et ceux du monastère de Sitou Rinpoché dans l’Himachal Pradesh y participaient. Des moines furent aussi recrutés de Katmandou (ces personnes étaient peut-être le contingent "international" du congrès !). De plus, il y avait de nombreuses personnes non Kagyu, de Gangtok. Assez étrangement Kunga Yonten, un membre de la lignée Sakyapa de Dharamsala, était l’un des "présidents" de ce drôle de "meeting international Kagyu". Beaucoup de visiteurs étaient des Tibétains travaillant pour l'administration de Dharamsala. Il y avait les membres du "Tibetan Youth Congress" (Association de la jeunesse tibétaine), "l'Association tibétaine des Femmes" et "l'Association pour l'indépendance du Tibet" - toutes d'honorables institutions avec un passé irréprochable au service de leurs communautés. Mais quel rapport pouvaient avoir tous ces illustres activistes avec la question de l'identification du Karmapa ? Les deux régents avaient besoin d'une foule importante, de préférence tapageuse.

D'autres partisans de Sitoupa arrivèrent individuellement pendant les jours suivants, représentants de quelques célèbres monastères Kagyu, d'Inde et du Népal, aussi bien que des Tibétains de différents centres aux Etats-Unis. Le duo inséparable du centre de Woodstock, Bardo Tulkou et Tenzin Chonyi, n'avait bien sûr pas manqué à l'appel.

Le nom donné à cette assemblée impliquait une participation mondiale des disciples du Karmapa et induisait fortement en erreur. En fait d'internationale, cette conférence était limitée à une seule nationalité. À moins que l’on ne considère les Tibétains vivant en exil en Inde, au Népal et aux Etats-Unis comme des délégués légitimes des quarante pays où les centres Kagyu avaient été établis. Les quelques lamas venus d'Amérique revendiquaient le droit de parler au nom des Kagyu du monde entier.

Les invités se comportaient comme si Rumtek était un endroit public conçu pour tenir des réunions politiques.

 

La "Kagyu International Assembly" du 30 novembre 92

 

Malgré les protestations des moines de Rumtek, la "Kagyu International Assembly" débuta bruyamment le 30 novembre.

Pas un seul centre partisan de Shamarpa n'avait évidemment été informé, et encore moins invité à l'événement. Nullement gênés par de telles contradictions, Sitou et Gyaltsab Rinpochés débutèrent leur réunion.

Cependant, la fondation "Karmapa Charitable Trust" était une épine douloureuse dans le flanc des deux régents. Bien que lui-même administrateur, Tai Sitou avait une place minoritaire dans le Conseil. Les honorables directeurs du Conseil, issus de familles sikkimaises bien connues et très respectées, et ayant tenu les rênes du pouvoir de Gangtok dans le passé, étaient habitués à prendre leur temps avant de décider. Ils n'étaient certainement pas habitués à se hâter, encore moins à être bousculés.

Présentement, ils n'allaient pas mettre les intérêts du Karmapa, ni leur réputation en danger en se précipitant dans l'approbation du candidat de Tai Sitou. La situation globale était plutôt incertaine et les deux régents devaient attendre afin qu'une décision officielle soit prise face à leur action.

Ce n'était pas la réponse que Sitou Rinpoché voulait entendre. Son plan jusqu'ici impeccable butait contre un obstacle. Pour compliquer les choses, le Secrétaire général de la fondation, Tobgala, déployait toute son énergie à l'encontre des deux régents auprès des administrateurs du "Karmapa Charitable Trust". Sitoupa craignait que l'humeur belliqueuse de Tobgala n'ait une mauvaise influence sur les autres membres du Conseil qui pourraient bientôt envisager des actions plus menaçantes. Cette situation dangereuse devait être écartée immédiatement.

Ainsi, dans son discours d'ouverture, Sitou Rinpoché proposa que les administrateurs du "Karmapa Charitable Trust" soient écartés et qu'un nouveau groupe de personnes soit nommé au Conseil d'administration. Il affirma que la fondation était sous l'autorité négative de Tobgala, qu'il manifestait une mauvaise influence à Rumtek et sur d'autres lieux Kagyu de par le monde. Le monastère et tous les biens du Karmapa n'étaient plus en sûreté tant qu'il n'y avait pas une nouvelle base saine. L'assemblée des lamas, des politiciens et des activistes, que Sitoupa et Gyaltsab avaient soigneusement réunie pour l'occasion, semblait entièrement d'accord avec ce raisonnement.

Inopinément, quelques voix de discorde furent entendues dans la salle. Certaines personnes soutenaient que les administrateurs avaient été personnellement choisis par le 16ème Karmapa et que les écarter allait contre les vœux de Sa Sainteté. Cela ne sembla pas déranger les vénérables rinpochés présidant la réunion. Tai Sitou rétorqua négligemment qu'ils avaient effectivement le pouvoir de se débarrasser des fauteurs de troubles et de nommer à leur place de bons administrateurs. Ils pouvaient tout aussi bien établir une nouvelle fondation. Un tel scénario sembla beaucoup trop biaisé pour deux délégués du Gouvernement de Gangtok : sentant que la situation devenait hasardeuse, ils se levèrent et quittèrent rapidement la pièce. Curieusement, l'un d'entre eux était Tsechokling Rinpoché, le même qui, quelques jours auparavant, avait fait ouvrir les portes du monastère au nom du Gouvernement du Sikkim.

Après cet incident, le déroulement de la réunion reprit rapidement. Ceux qui restaient dans la foule, montrant peu de doute quant à la légalité de cette action, et nullement gênés par le fait qu'ils allaient contre les volontés du 16ème Karmapa, acceptèrent la résolution de Sitou Rinpoché. Le Conseil d'administration du "Karmapa Charitable Trust" en place jusqu'alors, fut dissout avec effet immédiat et sept personnes furent nommées comme les nouveaux administrateurs. Tobga Rinpoché fut démis de sa fonction de Secrétaire général de la fondation avec effet immédiat, et Tenzin Namgyal fut unanimement élu à sa place.

Les délégués de cette "Kagyu International Assembly" étaient-ils conscients que leur décision n'avait pas la moindre légalité ? Le "Karmapa Charitable Trust" était une fondation strictement conforme aux lois indiennes, et seuls les administrateurs ou le Karmapa lui-même, une fois atteint l'âge de 21 ans, (comme spécifié dans la charte originale de la fondation), avaient le pouvoir de changer la composition du Conseil d'administration. Quiconque entretenait l'illusion qu'un groupe de personnes librement rassemblées, pouvait à son gré licencier et nommer le secrétaire et les membres du Conseil, était ou bien totalement ignorant des règles de base de fonctionnement d'une société moderne, ou bien un escroc.

Il était étonnant d'entendre par certains partisans les plus ardents de Sitoupa, qu'en cas d'opposition, ils pourraient défendre avec succès leur cause en justice. Les régents ont-ils vraiment cru qu'ils pourraient gagner avec leur stratagème ? Ils ont voulu surfer sur leur succès des mois de mai et juin. Cependant, cette aventure n'était pas aussi aisée. Modifier une tradition historique et contrefaire un document religieux est une chose, violer les lois d'un pays en est une autre, beaucoup plus difficile.

Mis à part la question strictement légale, quelle valeur pouvait avoir cette décision pour la lignée elle-même ? La foule qui s'était réunie à Rumtek n'était nullement représentative de l'école Karma Kagyu. Beaucoup de personnages-clés manquaient, tandis que d'autres prenaient une place qui ne leur appartenait pas. Tous les activistes de Dharamsala, les fonctionnaires de Gangtok et les moines de Kalou Rinpoché n'avaient rien à faire dans une réunion Karma Kagyu. Les organisateurs auraient pu tout aussi bien inviter l'équipe locale de football de Gangtok et son vote aurait eu autant de valeur. D'autre part, le fait de réunir un groupe de lamas choisis au hasard et d'essayer d'imposer leurs décrets à la lignée entière, était une nouveauté suspecte. Le seul corps légal qui représentait l'école toute entière était en ce temps-là le "Karmapa Charitable Trust". Toutes les autres assemblées, pouvaient seulement parler pour elles-mêmes et n'avaient droit, sous aucun prétexte, de forcer l'ensemble des Kagyu à suivre leurs décisions.

Le renvoi de Tobgala de son poste dans la fondation n'était apparemment pas suffisant pour satisfaire le désir des organisateurs d'enterrer leur rival. L'assemblée fut donc invitée à dénoncer, en termes très sévères, le nouveau "ex-Secrétaire général." Les "délégués Kagyu internationaux" étaient heureux de se soumettre. Ayant listé tous ses actes "malveillants", les participants ont unanimement déclaré que M. Tobga Yugyal "avait provoqué la destruction du Dharma et qu'ainsi l'assemblée condamne ses actions." Dans la longue résolution, Tobga Rinpoché a été accusé d'avoir cédé, pour de l'argent, la propriété de Sa Sainteté le 16ème Karmapa située au Bhoutan oriental, d'avoir causé des frictions entre les enseignants du Dharma et les disciples dans les institutions principales de Karmapa, et d'avoir amené des soldats armés au siège du Karmapa. L'assemblée procéda alors à son licenciement du poste de Trésorier et de Secrétaire général des institutions Karma Kagyu, en clair, de Rumtek même.

Le 3 décembre, dernier jour de la conférence, l'assemblée fit une dernière déclaration, imprimée sur le papier en-tête officiel de Rumtek  : "Nous, les disciples de la lignée Kagyu... promettons avec une foi inébranlable et un profond respect d'affronter quiconque projette des actions négatives et destructives concernant cette question au-delà de toute controverse. Nous promettons de ne jamais reconnaître une autre personne qui pourrait faussement recevoir ce titre." Dans une lettre au Premier ministre du Sikkim, les délégués ont augmenté d'un cran leur radicalisation : "Nous faisons serment de ne jamais accepter et de combattre un tout autre candidat pour Karmapa."

Bien que beaucoup de noms sans intérêt aient été inscrits sur la page, on pouvait discerner les signatures des rinpochés Kagyu en vue. Après Tai Sitou et Gyaltsab Rinpoché, suivaient Poenlop et Bokar Rinpoché, puis Bardo Tulkou et beaucoup de lamas de Kalou Rinpoché, entre autres Lama Dorje de Santa Cruz et Lama Norlha de New York. Un représentant de Tenga Rinpoché signa directement au-dessous de Kunga Trinley, émargeant pour le Dalaï-Lama.

Deux moines, se déplaçant tranquillement, allaient d'un rinpoché à l'autre et remettaient fermement le papier dans les mains de chaque lama. D'autres individus aux regards plus déterminés se plaçaient affablement derrière le dos du lama et observaient son travail d'émargement. Leurs regards fixement pénétrants laissant peu de doute quant à ce qui pourrait arriver si le lama en question envisageait soudainement un petit défi et ne signait pas les lettres avec une ferveur suffisante.

Les lamas et rinpochés qui assistèrent à cette réunion furent forcés de signer un papier reconnaissant le candidat chinois. L’un des rinpochés déclara avoir été menacé d’être immédiatement arrêté s’il ne signait pas. Plus tard, ils s’excusèrent devant Shamar Rinpoché et retirèrent leur signature.

Une résolution mineure fut également prise le dernier jour de la réunion. Les délégués, ayant condamné Tobga Rinpoché, ont décidé de condamner d'autres ennemis de la lignée, mais faute de personnages phares, ils se rabattirent sur la publication "The Karmapas Paper". L'ouvrage fut dénoncé comme un ensemble "de fabrications, de désinformation et de mensonges éhontés, et sans qu'il y ait un seul paragraphe de vérité à trouver dans cette publication corrompue et fausse."

Affirmer que chaque paragraphe était un ramassis de mensonges était exagéré, même au regard des critères flexibles adoptés par la réunion. En effet, par exemple page 42, se trouve la lettre officielle du Dalaï-Lama reconnaissant Orgyen Trinley. Les éminents délégués ne pouvaient pas nier ce fait et ne pouvaient certainement pas l'appeler une fabrication ou, pire encore, un mensonge. C'est à se demander combien de participants avaient en réalité parcouru le texte qu'ils rejetaient si catégoriquement. La situation rappelait ces censeurs officiels dans le monde communiste, qui interdisaient un ouvrage que le Politburo jugeait inadapté à l'esprit socialiste. Mais tout en lançant leurs malédictions, ils ne jetaient même pas le moindre regard sur l'ouvrage accusé. A la fin, chacun hurlait simplement contre quelque chose que personne n'avait osé examiner.

Probablement conscients que la dissolution de la fondation pourrait poser quelques complications légales, "les nouveaux administrateurs" commencèrent à considérer d'autres moyens de faire pression sur les administrateurs licenciés. Mais ayant peu de choix légal, ils optèrent alors pour une confrontation directe.

Les pressions faites sur les administrateurs

Tenzin Chonyi, le directeur de Woodstock et récemment nommé membre de la nouvelle fondation, se présenta à Gangtok, aux résidences de deux des administrateurs légitimes, M. Densapa et M. Sherab Gyaltsen. D'une façon agressive et vigoureuse, Tenzin exigea que les deux administrateurs signent l'acceptation des résolutions de l'assemblée. Il semble que la menace soit un mode standard de communication à Woodstock. Ce n'était certainement pas le cas à Gangtok, du moins pas pour les deux anciens ministres Sikkimais. Ces derniers, en toute politesse, ont fait savoir à Tenzin, qu'ils avaient reçu la confiance du 16ème Karmapa pour assumer, avec cinq autres personnes, l'autorité administrative de la lignée du moment de sa mort jusqu'à ce que la 17ème incarnation ait atteint l'âge de 21 ans. Ils n'avaient nullement l'intention de renoncer à leur devoir et, ne remettraient en aucun cas leur pouvoir à toute autre personne que le 17ème Karmapa lui-même. Ils refusèrent notamment d'accepter la façon illégale et irrespectueuse dont les choses avaient été gérées récemment.

Constatant que ses cris ne le mèneraient nulle part, Tenzin Chonyi décida d'appliquer une pression plus tangible. Il avertit les deux administrateurs que s'ils ne donnaient pas leur accord, ils seraient immédiatement forcés de démissionner de la fondation. C'était, bien sûr, une menace en l'air. Personne n'avait le pouvoir de "forcer" les deux administrateurs à démissionner sauf les autres administrateurs et le Karmapa lui-même, une fois, bien entendu, qu'il aurait atteint l'âge de 21 ans.

À moins que Tenzin Chonyi n'envisage des mesures plus agressives, lui et ses associés n'avaient aucun pouvoir d'obtenir la démission des directeurs du Conseil de Karmapa. Si seulement les deux administrateurs avaient signé les résolutions "de l'Assemblée Kagyu Internationale," ils auraient, de fait, signé leurs démissions et se seraient éliminés du théâtre des événements. M. Sherab Gyaltsen et M. Densapa, demandèrent simplement et poliment à leur invité de partir.

La tentative de prise de contrôle du "Karmapa Charitable Trust"

Une réunion extraordinaire des "Settlers of the Karmapa Charitable Trust" (NdT. littéralement, les Colons du Karmapa Charitable Trust) fut organisée le samedi 12 décembre 1992, au siège social du Trust à Rumtek, présidée par Lodro Tharchin, le professeur de Sitou Rinpoché. Le discrédit fut jeté sur Jewon Takpoo Yugyal (Tobga Rinpoché), administrateur et secrétaire général du Trust, pour ne pas avoir reconnu le candidat de Sitou Rinpoché comme la réincarnation du Karmapa. Décision fut prise de créer un conseil d'administration. La résolution dit ceci :

"Etant donné que le Conseil d'administration actuel est, par la présente, dissous avec effet immédiat, les personnes suivantes sont nommées en tant que nouveaux administrateurs avec effet immédiat : 1. Kunzig Shamar Rinpoché, 2. Kenting Tai Sitou Rinpoché 3. Goshir Gyaltsab Rinpoché, 4. Bokar Rinpoché, 5. Tenzin Namgyal, 6. Tenzin Chonyi et 7. Kunzang Sherab. Il a été également décidé que le nouveau Conseil d'administration aura les mêmes pouvoirs et devoirs que le Conseil sortant et sera dirigé selon les mêmes statuts, datés du 23 août 1961. Par résolution, l'assemblée considère que la lettre de Tobga Rinpoché adressée à Sitou Rinpoché, refusant de reconnaître le candidat de ce dernier comme étant le Karmapa constitue une lettre de démission du signataire".

Une autre résolution a été prise :

"Jewon Takpoo Yugyal cesse d’être le Secrétaire général du Trust avec effet immédiat et Tenzin Namgyal est unanimement élu Secrétaire général du Karmapa Charitable Trust avec effet immédiat".

La troisième et la dernière résolution expose ceci :

"Auront la signature sur tous les comptes bancaires du Karmapa Charitable Trust les administrateurs suivants : 1. Tenzin Namgyal, 2. Kunzang Sherab et 3. Goshir Gyaltsab Rinpoché. Si l’une des personnes désignées ci-dessus doit s’absenter, elle peut autoriser n'importe quel autre administrateur à faire fonctionner les comptes bancaires à sa place, pendant la période de son absence.

Deux jours plus tard, le 14 décembre 1992, une copie desdites résolutions fut envoyée au département des Impôts du Gouvernement du Sikkim afin d'être enregistrée. Pendant ce temps, des lettres mettant en cause le nouveau Trust commencèrent à affluer des divers coins d'Europe sur le bureau du Gouvernement du Sikkim ainsi que chez les administrateurs. La panique avait atteint le monde bouddhiste. Le 18 janvier 1993, le fameux Lodro Tarchin, adressa une autre lettre au département des Impôts, retirant sa précédente lettre et la copie des résolutions. Le Gouvernement décida de ne pas procéder à l'enregistrement, en affirmant son incapacité à rendre les papiers, étant donné qu’ils faisaient maintenant partie des pièces officielles.

Le 1er mars 1993, le Secrétaire général du département des Impôts répondit à Herbert Giller, citoyen de l'Allemagne de l'Ouest, admettant qu'une demande avait été faite par certaines parties pour un changement dans le Trust existant. Mais les parties concernées ont par la suite retiré leur demande d'enregistrement. "A la vue du retrait, le Gouvernement d'Etat n'a pas enregistré de nouveau Trust, ni reconnu un quelconque changement du Karmapa Trust Charitable original," a ajouté le représentant gouvernemental.