Avant-propos
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Introduction à la controverse des Karmapa
Quelques données historiques
1959 : Le Karmapa s'exile en Inde
Les difficultés au temps du 16ème Karmapa
Les années 80 à 90
Les évènements de 1992
Les évènements de mai et juin 92
Campagne de propagande
Orgyen Trinley, le Karmapa de Sitou Rinpoché
Les événements de novembre et décembre 1992 à Rumtek
Informations concernant le Sikkim
Année 93 : la situation dégénère à Rumtek
Identification du 17ème Karmapa Trinley Thayé Dorje
L’année 1994
La controverse : confrontation des points de vues
Les rapports entre Shamar Rinpoché et le Dalaï-Lama
Survol des événements des années 1994 à 1999
Année 2000
Année 2001
Chronologie des événements
Bibliographie et sources d’informations
Accès pages en anglais
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Les années 80 à 90

L’épisode du cœur du 16ème Karmapa

Création du groupe de régence

La succession du secrétaire général

Les difficultés de Tobgala
Shamar Rinpoché parle de Tobgala

Les premiers déchirements entre les Quatre Régents

L’épisode de l’initiation du Rinchen Terdzeu

Le procès fait à Shamarpa
Shamarpa pressent une intrigue
Shamarpa gagne le procès

Fin du groupe de Régence

A propos de la notion "de Groupe de régents"

Sitoupa découvreur de tulkous

Qui est Akong Tulkou ?

L’activité de Sitoupa au Tibet et en Chine


L’épisode du cœur du 16ème Karmapa

Les premiers signes d'un conflit dans la lignée sont apparus directement après le décès de Karmapa en 1981. Quarante-cinq jours plus tard, le 20 décembre 1981, la cérémonie d'incinération officielle rassembla plusieurs milliers de disciples du Karmapa à Rumtek. Pendant cet événement, tandis que le corps de Sa Sainteté était consumé dans un bûcher funéraire, "une boule bleu noir" roula soudain hors d'une ouverture faite dans le bûcher. Elle vint reposer sur le côté nord du lieu d'incinération, vers le Tibet, là où se tenaient Lopon Tsechu - confident du Karmapa - et deux autres lamas.

Le phénomène peu commun créa beaucoup d'excitation et de spéculation. Personne ne savait exactement que faire de l'objet mystérieux et les lamas, perplexes, se précipitèrent pour demander conseil à Kalu Rinpoché, le plus âgé et vraisemblablement le plus sage dans l’assistance. Après avoir soigneusement examiné " la boule", Kalu Rinpoché inclina la tête, en signe d'approbation, mais était aussi perplexe que le reste de l’illustre assemblée. Chacun attendait une réponse avec un air incrédule. Pensant que l'objet ressemblait à un organe humain, Lopon Tsechu le plaçât haut sur le côté du Stupa.

À ce moment, Sitou Rinpoché sortit de la pièce adjacente avec des offrandes à brûler dans le feu. Il remarqua l'émotion, mais ignorait ce qui arrivait. En voyant les visages déconcertés autour de lui et l'objet rond placé haut sur un plat, il le prit dans ses mains et, avec beaucoup de pompe et cérémonie, disparut avec sa nouvelle possession dans la pièce principale du lieu saint. Plus tard cette nuit-là, d’une manière moins cérémoniale, il tranquillement transféra l'objet dans son logement privé fermé à clef.

Trois jours plus tard, une grande conférence Kagyu eut lieu à Rumtek. Alors que les lamas importants de la lignée étaient assis dans le hall de l'institut, Sitou Rinpoché se leva et s'adressa en anglais au groupe distingué de Rinpochés tibétains. Il révéla d'abord que ce qu’il avait mis sous protection dans son logement était, en fait, le cœur du Karmapa. "Le coeur s’est projeté de la porte Nord du bûcher d'incinération et a atterri dans mes mains" annonçât-il fièrement, montrant sa main droite. "Il m'appartient maintenant," a-t-il conclu. Il annonça alors qu'il construirait un stupa de 40 à 60 cm en or massif à Sherab Ling, son monastère dans l'Himalaya occidental, pour abriter la précieuse relique. Les lamas tibétains regardaient impassiblement Sitoupa leur parlant anglais, incapables de comprendre un seul mot de son discours. Les rares Occidentaux présents regardaient l'orateur avec stupéfaction. Satisfait, Tai Sitou parcourut du regard l'assemblée silencieuse et reprit sa place, ne montrant pas la moindre intention de traduire son message historique en tibétain.

"Rinpoché, vous devriez parler en tibétain" la voix de Shamarpa résonna dans le hall bondé. Non informé de la réunion, Shamar Tulkou était arrivé au milieu du sermon de son pair, juste à temps pour entendre comment le coeur s’était échappé du bûcher vers la paume de Sitoupa. Il se rendit compte immédiatement que Tai Sitou projetait d'emporter la relique précieuse à Sherab Ling et que personne n'allait l'arrêter. Les Lamas âgés, après avoir reçu une explication dans une langue inconnue, étaient gentiment maintenus dans le brouillard. Visiblement ennuyé, Tai Sitou se leva une deuxième fois. "Shamar Rinpoché m'a justement rappelé que j'ai oublié de traduire en tibétain" reconnut-il et reprit son histoire dans sa langue natale.

C'est alors que Damcho Yongdu, le vieux et combatif secrétaire général de Rumtek pris la parole. La soudaine promotion de Sitoupa au rang de gardien des reliques du Karmapa était aussi nouvelle pour lui qu'elle l’était pour le reste de l'assemblée. Nullement impressionné par cette version romancée des événements et sans la moindre intention de laisser la relique rare disparaître de Rumtek, Damcho Yongdu déclara sans détour que le cœur n'était tombé dans les mains de quiconque, et certainement pas dans celle de Sitoupa. Parlant au nom de l'administration de Rumtek, il promit des fonds pour ériger - si nécessaire - un stupa en or de 1,50 m. En tant que responsable du siège du Karmapa, il exigea que tous les objets ayant un rapport avec le bien et la prospérité future de la lignée soient laissés à Rumtek, conformément aux vœux de Sa Sainteté. Sans attendre, le vieil homme mena un cortège aux appartements de Sitoupa et pris possession de la relique. Il avait gagné la partie par son action résolue, son raisonnement clair et sa surenchère décisive sur l'offre de Sitoupa. Cela permit au cœur de Karmapa de rester à Rumtek, en attendant le stupa d’or promis pour l'enchâsser. Damcho Yongdu tint sa promesse. Aujourd’hui, un stupa d'or pur - quoique de 30 cm de haut seulement - est élevé à Rumtek au rez-de-chaussée du monastère.

Ce qui était inquiétant dans cet incident, ce n'était pas tant le conflit concernant le coeur de Karmapa - compréhensible vu la nature extraordinaire de la relique - mais l'altération consciente de faits par un détenteur de lignée. La version de Sitou Rinpoché expliquant comment la relique est tombée dans ses mains était, au mieux, une interprétation vague et obscure de la vérité et avait requis, au minimum, la bienveillance et l'imagination des participants. Car comme les témoins oculaires l’ont expliqué des années plus tard, Sitoupa l'a simplement saisi sur le stupa et s'est rapidement éloigné avant que quiconque puisse intervenir. Cependant, personne n'osa alors l'accuser de mensonge. C'était impensable à l'époque de porter une telle accusation envers un grand lama.

Encore plus inquiétant fut la manière dont les supporters de Sitoupa utilisèrent cette duperie. Après des années de campagne et d'intenses agitations, l'histoire devint celle de Sitoupa, recevant prophétiquement la relique, qui devenait la sainte preuve qu'il était vraiment le haut dignitaire de la lignée, désigné ainsi par Karmapa lui-même pour trouver son incarnation suivante.

N’ayant pas réussi à prendre le cœur du Karmapa, Sitou Rinpoché réclama le texte de pratique du Karmapa. Invoquant le fait que son monastère avait besoin d'une bénédiction spéciale venant du maître, le texte que le Karmapa avait l'habitude de lire quotidiennement était précisément ce dont il avait besoin. Cette fois, le vieux secrétaire était sur ses gardes. Des années plus tard, Shamar Rinpoché révélera dans une interview avec l'auteur de ces lignes que Damcho Yongdu s’opposa fermement à la nouvelle fantaisie de Sitoupa. "Rinpoché, ne lui donnez pas le texte", implora le vieil homme à Shamarpa. "Il va en tirer une fausse lettre de prédiction sur le prochain Karmapa." L’accusation semblait excessive. De toute façon, Tai Sitou n'obtint rien et, finalement, dû quitter Rumtek les mains vides. Les objets du Karmapa restèrent à son siège.

La mort du Karmapa amena, durant les mois et les années qui suivirent, un profond sentiment de chagrin et de perte pour ses disciples. En même temps, le départ de leur maître est devenu, pour certains en Occident, une source de grande énergie. Cependant, malgré ce sentiment de perte, plusieurs Rinpochés ont commencé, lentement et prudemment, à s’éloigner de Rumtek. Bien qu'ils soient redevables au Karmapa du statut qu'ils ont obtenu durant leurs années d'exil, le regret de leur ancien pays devint plus fort que la raison et la fidélité à leur maître. Se remémorant le passé, ils se rappelaient comment chaque grand tulkou - maître absolu de son monastère - avait emprise sur les vallées voisines et régnait souvent sans conteste sur des régions entières. Leur condition présente n'était que l'ombre de leur ancienne splendeur. Avec le désir de retrouver leurs prérogatives d'antan, certains lamas émigrés commencèrent à élaborer des plans pour reconstruire en exil leurs anciens fiefs. De telles idées n'ont pu surgir que sur la base d'une profonde nostalgie de l'ancien régime, en ignorant totalement les nouvelles réalités, à l'extérieur du Tibet.

Puissants ou humbles, jeunes ou vieux, certains lamas tibétains ont montré cette tendance à reconstruire leurs anciennes structures de pouvoir dans leur nouvel environnement. Certains maîtres Kagyu ont même été jusqu'à tenter de se tailler une part dans le gâteau du Karmapa en proclamant travailler ardemment en son nom tout en essayant de détourner les centre du Karmapa en leur nom. Cela a été, entre autres, le cas de Thrangu Rinpoché qui a établi ses propres groupes de Thrangu-Ling à HongKong et en Malaisie.

Création du groupe de régence

Le 21 décembre 1981, une réunion générale des Kagyu se tint à Rumtek. Damtcheu Yongdu, le secrétaire général du 16ème Karmapa à l’époque, demande à Kunzig Shamar Rinpoché, (historiquement le second dignitaire le plus important de la lignée) ainsi qu’à Tai Sitou Rinpoché, Jamgueun Kongtrul Rinpoché et Goshir Gyaltsab Rinpoché, proches disciples du 16ème Karmapa, de prendre ensemble les responsabilités sur les affaires de la lignée Karma Kagyu : ces quatre Régents sont alors désignés comme le groupe de régence, ou individuellement comme un régent. Il leur a demanda également de trouver les instructions du Karmapa concernant sa prochaine réincarnation. Bien qu’un tel groupe de quatre personnes, responsables de la reconnaissance du Karmapa, soit nouveau du point de vue historique et ne correspo, les quatre Régents acceptèrent la tâche, exprimant leur désir sincère d’accomplir les souhaits du 16ème Karmapa.

La succession du secrétaire général

Les difficultés de Tobgala

Damcho Yongdu, le secrétaire général de Rumtek, décéda en 1982. Il s'agissait d’une forte personnalité, haut en couleur, incarnant parfaitement l'ancien régime : son style autocratique et son caractère orageux lui amenèrent peu d'amitiés, même parmi les Khampas qui étaient plutôt conservateurs. En l’absence du Karmapa, parmi les Kagyu, personne ne paraissait plus avisé que Tobga Yugyal - un maître de méditation compétent formé à Tsurphou - pour aider la lignée à faire face aux défis du 20ème siècle. Désigné en 1968 par le 16ème Karmapa comme le futur secrétaire général, il ne prit formellement les rênes qu'après la mort de Damcho Yongdu.

L'état des affaires de Rumtek, laissées par l'ancien secrétaire, était chaotique. Responsable envers personne, exerçant un pouvoir absolu, Damcho Yongdu avait régné comme un monarque, en dépit de l'avis des autres fonctionnaires, en tenant encore moins compte de l’avis des disciples du Karmapa. Les règles actuelles de management qui incluent la nécessité du contrôle sur ceux qui exercent l'autorité, étaient des concepts totalement étrangers à sa mentalité médiévale. Il évitait même toute comptabilité et tenait toutes les questions financières loin du regard des donateurs du monastère.

Quand la nouvelle équipe rencontra la famille du vieux secrétaire pour reprendre les actifs de Rumtek et inspecter ses rapports financiers, un grand scandale éclata. Tobga Yugyal, accompagné de ses aides, se présenta à la porte de l'imposante maison de son prédécesseur. La nouvelle équipe demandait à récupérer les fonds du Karmapa que le vieux secrétaire avait jusqu'ici gérés seul. Rumtek était devenu, au cours des années, une grosse institution et chaque jour avait besoin d'une grosse trésorerie. L'administration présente n'avait pas de temps à perdre, il lui fallait immédiatement de l'argent.

Après dix longues minutes, la veuve revint et remit solennellement une boîte minuscule qui semblait très précieuse. Le nouveau gouverneur jeta un coup d'oeil à l'intérieur et, à sa grande surprise, découvrit la somme "astronomique" de … trente mille Roupies indiennes (NdT : environ 5 000F ou 760€). La situation semblait irréelle. C'était tout ce qu'il y avait, affirma l'honorable veuve. Pas une roupie de plus. Les coffres étaient vides. La femme feignait l'ignorance en se montrant peu coopérative. Pas du tout convaincus, les administrateurs stupéfaits contemplaient la poignée de billets, se rendant soudainement compte que Rumtek était au bord de la faillite. Avec comme toute réserve ces trente mille roupies, ils ne pouvaient assurer les dépenses courantes de la journée. Le grand projet à Delhi, qui sortait juste de terre, exigeait une sérieuse injection de fonds. Des factures énormes s'accumulaient. En plus, le gouvernement indien menaçait de percevoir des impôts sur les propriétés du Karmapa à Delhi et au Sikkim. A ce moment crucial, les ressources financières de Sa Sainteté ont semblaient s'être volatilisées. Sans accuser son prédécesseur d'avoir dévalisé la trésorerie, le nouveau secrétaire déclencha une enquête au sujet du capital manquant. Dans son ardeur à servir Karmapa, le vieil homme avait mélangé sa bourse privée avec celle du monastère, malheureusement au détriment de ce dernier. Ainsi, le fils de Damcho Yongdu, le jeune Pönlop Rinpoché et sa toute famille devinrent l’objet d'une enquête officielle.

Afin de régler toutes les questions pratiques concernant le fonctionnement de la lignée, le 16ème Karmapa créa en 1961 une fondation, le Karmapa Charitable Trust. Cette fondation fut enregistrée sur le sol indien et donc conforme aux lois indiennes. A la mort du Karmapa et jusqu’à ce que sa dix-septième incarnation ait atteint l'âge de 21 ans, le Karmapa Charitable Trust devenait automatiquement la plus haute autorité légale, représentant la lignée, comme spécifié dans l'acte fondateur. Cependant, rares sont ceux qui, au Sikkim, se sont rappelés l'existence de cette fondation. Après la mort de Sa Sainteté, Rumtek continua à être dirigé sur les règles du vieux Tibet. La fondation de surveillance du Karmapa est restée lettre morte.

Ce n'est qu'après la disparition du vieux secrétaire et avec la crise financière à Rumtek et à Delhi, que la nouvelle administration s'en est soudain souvenu. Réactiver cette organisation à but non lucratif permettait d'éviter à la lignée la menace des impôts indiens et la sauvegarderait contre toute autre escroquerie. Mais, par voie de conséquence, Rumtek ne pourrait plus être géré comme un domaine privé où régnait le mépris pour la comptabilité et la méfiance envers tout comité de surveillance. La politique financière dut s’aligner sur les règles modernes appliquées aux fondations. Pour observer de telles règles, les nouveaux administrateurs durent justifier chaque roupie dépensée. De ce fait, la disparition soudaine des fonds de Rumtek a non seulement mené le monastère au bord de la banqueroute, mais a aussi frôlé l’épreuve de force avec les bureaucrates indiens.

L'enquête de Tobga sur ce qui semblait être de la fraude, et ses efforts pour récupérer les actifs perdus ne plaisaient pas à la famille de l'ancien secrétaire. Il était difficile de savoir si la puissante famille protégeait l'honneur du parent décédé ou si elle dissimulait la fortune disparue. Mais dès le début, ils bloquèrent l'enquête en se montrant clairement hostiles. Quelques temps après que Tobga Rinpoché ait débuté son enquête, la puissante veuve - chef du clan - disparut. Elle réapparut à Woodstock, le centre américain du Karmapa, au nord de New York, mariée avec son vieil ami et amant, Tenzin Chonyi. L’enquête sur sa famille fut alors abandonnée. Les actifs du Karmapa ne furent jamais retrouvés. Cependant, la puissante famille n'allait jamais pardonner à Tobga sa position rigoureuse. Le nouveau secrétaire s'était transformé en son ennemi juré et elle fit en sorte que par la suite son honorable nom soit traîné dans la boue, aussi bien en Asie qu'en Amérique.

 

Shamar Rinpoché parle de Tobgala

Extrait d’une interview de Shamarpa en août 92

Je pense que la raison pour laquelle Tobga Rinpoché a été la cible de si nombreuses attaques vient de sa fonction. En effet, dans la tradition tibétaine, le secrétaire général d'un monastère a une position très importante. Tobga Rinpoché est le secrétaire général de ce qu'on appelle le Labrang de Tsurphou (ou Rumtek), c’est-à-dire du corps autonome du monastère responsable de l'administration. D'une certaine manière, le pouvoir est entre ses mains.

Tobga Rinpoché est un neveu direct de Sa Sainteté le Karmapa, nous sommes donc cousins. En 1967 il a épousé une princesse du Bhoutan et jusqu'en 1982, il ne vivait donc ni dans la communauté tibétaine, ni à Rumtek mais au Bhoutan, et j'avais peu de rapports avec lui. Sa Sainteté lui avait donné le titre de secrétaire général, mais il n'occupait pas cette fonction. Jusqu'à la mort du Gyalwa Karmapa, l'ancien secrétaire général, Damcho Yongdu assuma la responsabilité de cette fonction. C'est à la mort de ce dernier en 1982, que Tobga Rinpoché a assumé ce rôle à Rumtek.

C'est alors que je l'ai connu. Il n'a pas de fidélité spéciale pour sa famille tibétaine, dans la mesure où il ne pense pas que cela soit important. Il m'a considéré comme son supérieur car j'étais le régent actif de Sa Sainteté. C'est un idéaliste et un intellectuel. Il est réputé pour être quelqu'un de cultivé, expert dans des matières comme la grammaire, la poésie, l'astrologie et l'histoire. Il est plus particulièrement loué pour sa poésie, et on le considère comme un historien capable. Son souci majeur - que la tradition historique bien connue des Karmapa à la coiffe noire et Karmapa à la coiffe rouge soit perpétuée - peut donner l'impression qu'il bloquera toute velléité des autres régents à devenir le maître du Karmapa et qu'il va insister pour que le Shamarpa occupe cette fonction. Mais en fait le Karmapa choisit lui-même son maître principal, et ce n'est pas forcément l'un des précédents détenteurs de lignée.

En ce qui concerne son activité pour le monastère de Rumtek, Tobga Rinpoché est un important bienfaiteur. Chaque année il offre au monastère près de 200 000 roupies, et il vient d'offrir 1 500 000 roupies (NdT : environ 250 000F ou 38 000€) pour la construction des logements des moines. Cet argent vient de sa poche, pas d'un appel à la générosité comme nous le faisons parfois pour certains projets. Il est marié au sein de la famille royale bhoutanaise, mais sa femme possède seulement un titre. Elle vit sur ses économies privées, pas sur les propriétés du royaume. Leur argent vient de leur commerce, et lui permet d'être un bienfaiteur du monastère. Tobga Rinpoché ne demande pas un centime au monastère, ni salaire, ni rien...

 

Les premiers déchirements entre les Quatre Régents

L’épisode de l’initiation du Rinchen Terdzeu

Pendant l’été de 1983, Kalu Rinpoché consentit à donner l’initiation de Rinchen Terdzeu, une transmission du cœur des enseignements de Gourou Rinpoché. Les initiations sont une méthode unique pour préserver la continuité de l'enseignement au Tibet. C'est une cérémonie pendant laquelle un disciple est présenté à un certain aspect du Bouddha. Un maître accompli l'accordait aux disciples aspirants, qui deviendraient alors les détenteurs de la pratique avec le potentiel, un jour, de la comprendre entièrement et de la transmettre à d'autres.

Puisque, dans l'ancien temps au Tibet, certaines initiations populaires pouvaient attirer une foule de plusieurs milliers de personnes, il n'était pas rare qu'un monastère encourage son lama principal à obtenir et exécuter plus tard les initiations fortement recherchées. Après tout, même un groupe de quelques centaines de pèlerins était une source puissante de revenu pour un monastère. Un raisonnement si pragmatique n'a pas été entièrement perdu quand les Tibétains se sont établis sur le sol indien. La vie de réfugiés a apporté avec elle des privations nouvelles, inconnues et souvent un groupe de moines sans ressources, jetés dans une ambiance hostile, a dépendu seulement des compétences spirituelles de son maître pour sa survie.

En 1983, presque vingt-cinq ans après la fuite du Tibet, la survie n'était désormais plus une question pour la plupart des tibétains. Avec l’entrée en scène récente de riches bienfaiteurs chinois de l'Asie du Sud-Est, soudainement, les grands Rinpochés et leur entourage ont pressenti de grandes fortunes à venir. Très naturellement, quand les riches adeptes chinois ont montré un goût pour les initiations complexes, un certain nombre de lamas entreprenants et leurs aides ont fait de leur mieux pour satisfaire de tels goûts. Les initiations refirent surface comme produit porteur pouvant acheter de l'influence et apporter la richesse.

Décidé à ouvrir les yeux des jeunes tulkous sur ces faits si pratiques, le lama Paljur, venant autrefois de Palpung, au Tibet oriental, rassembla Shamar, Jamgueun et Gyaltsab Rinpochés et leur offrit une dose de ce qu'il considérait comme de la sagesse conventionnelle. "Vous devez penser à l'avenir," a-t-il dit, aux Régents. "Bientôt vous aurez besoin de fonds pour diriger vos monastères", il a prudemment révélé. "Vous devez demander et apprendre les initiations populaires. Considérez les milliers qui viendront quand vous, les hauts tulkous, accorderez vos initiations. Tous ces gens, la masse entière, deviendront vos disciples". "Kalu Rinpoché est un grand maître. Vous devez lui demander le Rinchen Terdzeu, une initiation très demandée ".

Aujourd'hui, Shamarpa se souvient toujours comment les deux autres régents ont salué les mots de Paljur avec une ferveur peu commune. Sans retard ils adressèrent la demande à Kalu Rinpoché, de leur offrir l’inestimable Rinchen Terdzeu. Et, quand le lama accepta, ils engagèrent d'énergiques préparatifs avec la communauté locale Kagyu. Shamarpa lui-même était peu enthousiaste à cette idée. D'une part, il était peu enclin aux grands services religieux et s'efforçait de remplir ses devoirs d'une façon plus habituelle. Aussi, il ne pouvait pas s'empêcher de penser que la motivation de ses pairs derrière une demande de cette nature était au mieux douteuse. Cependant, son refus de se joindre à la cérémonie aurait été une offense à Kalu Rinpoché et ainsi, à contrecœur, il est allé avec les autres et s'est préparé pour six mois de longues cérémonies.

La tiède approbation de Shamarpa pour les efforts de ses pairs n'est pas passée inaperçue. En plus, les années de commérages malveillants venant de l'entourage des grands lamas commençaient à porter leurs fruits. Les trois Régents finirent par prêter attention aux calomnies et commencèrent à envisager de retirer à Shamar Tulkou la direction du groupe de régence nouvellement créé. Mais ils n'eurent pas besoin d'hésiter longtemps. La preuve d'une fraude sérieuse impliquant Shamarpa arriva inopinément. C'était une magnifique occasion de débarrasser la lignée d'un manipulateur, qui avait refait surface après deux siècles d'exclusion. Les trois détenteurs de lignée ont certainement supposé que bientôt ils en auraient fini avec le Shamarpa.

Le procès fait à Shamarpa

Lea Terhune -ancienne secrétaire à Rumtek et actuelle conseillère occidentale et main droite de Sitou Rinpoché - avait été écartée du monastère du Karmapa par le nouveau secrétaire général. Pendant tout son séjour à Rumtek, elle avait passé une bonne partie de son temps à examiner les archives du monastère. Sa persévérance sembla être bien récompensée lorsqu’elle crut avoir déniché une série de documents qui pouvaient être la preuve de la morale vacillante de Shamarpa. Désireuse de plaire à Sitoupa, son nouveau bienfaiteur, et fulminant toujours suite à son éviction brutale de Rumtek, Mlle Terhune annonça que le terrain du Karmapa pour l'Institut à New Delhi était devenu l'objet de l'appétit vorace de Shamarpa. Le Régent senior, proclamait-elle, cherchait à s’approprier les possessions du Karmapa. Sitou Rinpoché reçu une série de documents qui prétendaient impliquer Shamar tulkou dans le transfert de la propriété de Karmapa à son propre nom.

Ce qui aurait dû amener Sitou Rinpoché à entamer une enquête légitime sur cette étonnante allégation, est devenu l'excuse recherchée pour porter le coup de grâce à son rival. Tandis que Sitoupa faisait du porte-à-porte avec sa nouvelle "preuve de culpabilité" les Régents - écartant toute enquête complémentaire - décidèrent de leur verdict. Sans même étudier la question, ils décidèrent simplement de traîner le Régent senior en justice.

Ainsi, tandis que lamas et disciples se réunissaient dans le village de Sonada, à l’ouest de l'Himalaya pour recevoir les deux mille initiations, trois vénérables régents se préparaient à porter un coup magistral à leur aîné. Par un matin brumeux à Sonada, vers le milieu des initiations, Shamarpa reçut une lettre incroyable des avocats des trois autres détenteurs de lignée. Shamarpa devait se préparer à un procès en justice... L'incroyable arrivait - trois des "Fils de cœur" du Karmapa décidaient de citer officiellement en justice leur pair senior pour le vol de la propriété de Karmapa. Le coup fut aussi dur qu’inattendu. Shamarpa ne pouvait concevoir que les trois autres Régents, plutôt que de vérifier l'allégation, aient voulu agir à son insu et l'accuser de vol.

 

Shamarpa pressent une intrigue

Ajoutant l'insulte à l'offense, le complot des Régents allait encore plus loin. Shamarpa découvrit qu’ils avaient sollicité Kalu Rinpoché pour une singulière requête. À l'issue des cérémonies, l’éminent lama devait publiquement demander aux quatre Régents de placer le futur 17ème Karmapa à Tsurphou, au Tibet occupé, plutôt qu'à son nouveau siège de Rumtek. Le docte Thrangu Rinpoché et ses conseillers soutenaient une telle solution dans l’intérêt de l'ancien monastère. Installer le futur Karmapa au Tibet - contrôlé par les Chinois - paraissait être un étrange stratagème avec des bénéfices plus que douteux. Aujourd'hui encore, Shamarpa réagit avec malaise à la fourberie d'un tel plan. Il comprit soudain que derrière le bienveillant désir de reconstruire Tsurphou, l'idée maîtresse n’était rien d'autre qu'une manoeuvre pour s'emparer du contrôle de l'école Kagyu.

Une fois Karmapa placé entre les griffes des communistes, les puissants lamas pourraient rester aux commandes de la lignée et faire comme bon il leur semblerait. Bien que totalement étranger à ce plan, si Kalu Rinpoché, cédant à la requête des Régents, s’exprimait après les initiations dans ce sens, Shamarpa serait obligé de l’approuver. Après avoir reçu ces précieuses initiations du vieux maître, l'étiquette tibétaine ne lui laissait pas d’autre choix, que de satisfaire à la demande du maître, quelle qu'en soit la teneur.

Shamarpa Rinpoché dégoûté par de telles intrigues, redoutait surtout la perspective de voir le 17ème Karmapa devenir citoyen de la Chine Rouge. Désireux d’éviter une telle épreuve de force pendant les cérémonies, il décida de quitter Sonada. Après s’être excusé lui-même auprès du vénérable Kalu Rinpoché, il alla à Delhi pour surveiller la construction de l’Institut de Karmapa. A Sonada, sa place resta ostensiblement vide pendant les trois derniers mois de cérémonies.

Pour les Tibétains le départ brusque du Régent senior fut un tremblement de terre. Pour éviter de nouvel embarras, Berou Kyste Rinpoché, un autre lama Kagyu important, fut rapidement choisi comme remplaçant. Les adversaires de Shamarpa présentèrent immédiatement son départ soudain comme un autre exemple d'arrogance et de manières hautaines. Voyant s’écrouler leur projet d’établir le futur Karmapa au Tibet, les trois tulkous devinrent convaincus que le Régent senior était rusé - son brusque départ de Sonada l'attestait. Il était maintenant clair qu'il était retourné à Delhi pour prendre la possession du terrain du Karmapa.

Shamarpa gagne le procès

Malgré leur revendication d'avoir attrapé un voleur la main dans le sac, les trois détenteurs de lignée n'obtinrent pas gain de cause en justice. Les avocats engagés par le secrétaire général ont prouvé l'absurdité de leur accusation. Le terrain en question avait été mis à la disposition du 16ème Karmapa par le Premier ministre indien de l'époque qui n'était autre qu'Indira Gandhi. Pour différentes raisons, le gouvernement indien avait voulu donner le terrain sous forme de bail de quatre-vingt-dix-neuf ans. Ainsi, une roupie était payée annuellement comme loyer symbolique. Cela signifiait que le propriétaire réel était le gouvernement indien et non le Karmapa. L'allégation que le terrain avait été pris à Sa Sainteté et transféré au nom de quelqu'un d'autre était donc infondée.

Après la mort du 16ème Karmapa, il était devenu nécessaire de formuler correctement les documents se rapportant au lieu. Il y avait eu plusieurs erreurs dans la rédaction des documents originaux. Aussi, un signataire légal, représentant le16ème Karmapa, était nécessaire. Tout cela s'est produit après que le groupe de régence des quatre Régents ait été établi, durant la présidence de Shamar Rinpoché En ce temps-là, la fondation Karmapa Charitable Trust n'avait pas encore été réactivée et ainsi Shamarpa était donc logiquement le signataire de l'acte corrigeant le bail. C'est ce document corrigé que Lea Terhune avait déniché et qui était la base de l'accusation.

Fin du groupe de Régence

Ce fut ensuite au tour de Shamarpa de menacer ses pairs d’un procès. Ayant perdu confiance dans les trois autres Régents, il leur proposa de d’abandonner l'idée du procès contre eux s'ils acceptaient de dissoudre le groupe de régence. Avec soulagement, Jamgueun Kongtrul Rinpoché et Gyaltsab Rinpoché saisirent l'occasion de couvrir leurs arrières et signèrent aisément la déclaration. Ainsi, la direction tournante de la lignée Kagyu cessa d'exister. Sitou Rinpoché, qui n’était pas présent, ne signa jamais cet accord.

Selon la tradition historique, dans l'administration du Karmapa, Kunzig Shamarpa, assumait le rôle de représentant de Sa Sainteté, mais seulement pour accomplir et assister aux cérémonies formelles au nom de son maître. Les quatre Régents restaient toujours, comme il avait été convenu, dans le contrôle commun du processus d'identification du 17ème Karmapa.

À la différence de ses deux pairs, Jamgueun Kongtrul essaya de réparer ses écarts. Ayant compris l'injustice faite à Shamarpa, il admit son erreur et chercha à établir un nouveau rapport de confiance et de respect pour la position du Régent principal.

A propos de la notion "de Groupe de régents"

Lettre ouverte de l'Association des Khenpos de la lignée Karma Kagyu du bouddhisme tibétain

Nous souhaiterions, par cette présente lettre, clarifier les procédures de notre lignée étant donné qu’un certain nombre d'erreurs sont apparues à propos des traditions en rapport avec l'histoire de l'école Karma Kagyu.

En 1981, après le décès de Sa Sainteté 16ème Karmapa, Rangjung Rigpai Dorje, Chef Suprême de l'école Karma Kagyu, son Secrétaire général de l’époque, feu Damcho Yongdu, a demandé qu’un " groupe de régence " soit établi. Avec la collaboration de M. Tenzin Namgyal, le " Deputy Secretary " de l'administration de Rumtek d’alors, ils ont encouragé la mise en place d'un groupe "de régents" chargé de retrouver la réincarnation du Karmapa et diffuser les enseignements Karma Kagyu. C’est dans ces circonstances que cette structure a vu le jour, bien qu'un tel arrangement n'ait jamais été employé auparavant dans l'histoire de notre école (NdT : et n’ai jamais été demandé par le 16ème Karmapa).

C'est à cause de cet arrangement qu'aujourd'hui nous entendons fréquemment la notion "des Quatre Régents de l'école Karma Kagyu ". En fait, ce groupe a été dissout en 1984 sur l'initiative de Sa Sainteté Shamar Rinpoché. Les quatre membres de ce groupe - Kunzig Shamar Rinpoché, Sitou Rinpoché, Jamgueun Rinpoché et Gyaltsab Rinpoché - ont signé le document légal aboutissant à la dissolution de cette entente.

C'est principalement avec l'aide de Jamgueun Rinpoché que Shamar Rinpoché a pu réaliser cela. Les raisons en sont :

  • un arrangement de ce type n'est pas une tradition de l'école Karma Kagyu;
  • le 16ème Karmapa n'avait pas exprimé la moindre intention dans ce sens et n'avait jamais donné de telles instructions;
  • le Secrétaire général de l’époque, Damcho Yongddu n'avait pas l'autorité pour initier la création d’un tel groupe;
  • cet arrangement n’a attiré que des effets indésirables comme des implications et ambitions politiques.

Sa Sainteté le 16ème Karmapa a rédigé un document où il a établi les rangs des dignitaires de l'école Karma Kagyu (voir article " Liste des dignitaires Kagyupa par ordre d’importance " dans le chapitre "Le Karmapa et la Lignée Karma Kagyu "). Ainsi, il a établi que Kunzig Shamar Rinpoché et Sitou Rinpoché ont le statut de " Chef Spirituel " dans cet ordre d'importance et que les réincarnations de Jamgueun et les réincarnations de Gyaltsab ne sont pas incluses dans cette catégorie.

Nous, les soussignés, demandons par la présente que toutes références aux " quatre régents " ne soient plus employées, étant donné que ce groupe a été dissous, qu’il contredit la procédure traditionnelle et qu’il est devenu la source de la présente controverse. Le " Joint Action Committee " du Sikkim a revendiqué un ordre hiérarchique différent. Pour le justifier ce Comité doit en produire la preuve, c'est-à-dire un document écrit par Sa Sainteté le 16ème Karmapa, où il expose un tel ordre de rangs. En absence d'un tel document, on ne peut pas considérer leur revendication comme légitime.

 

 

Sitoupa découvreur de tulkous

La grande révélation, qui a été copieusement claironnée autour de Rumtek, était que Sitou Rinpoché venait de trouver le nouveau Trungpa Tulkou au Tibet oriental. Certes, la nouvelle était importante, mais, à la lumière des propres prédictions de Chogyam Trungpa Rinpoché sur son futur retour, semblait suspecte. En effet, quelques années avant son décès, le tulkou avait déclaré qu'il reviendrait comme un ouvrier japonais ordinaire !

La réapparition soudaine de Trungpa Rinpoché, portant la certification de Sitoupa, donnait le sentiment que Tai Sitou tentait des ouvertures vers ce qui restait du Dharmadhatu, la puissante organisation de Trungpa. Quant aux prouesses générales du Rinpoché, la rumeur disait qu’il avait récemment reconnu pas moins de trois cent tulkous. Une si grande productivité était certes, impressionnante, mais le fait que la plupart des candidats se trouvaient venir d'un secteur bordant Palpung - le monastère siège principal de Sitoupa au Tibet - jetait un doute sur l’authenticité de ses choix. De plus, trouver un nombre aussi astronomique que celui de plusieurs centaines de tulkous, dans l'espace de quelques années, allait au-delà de tout ce que même le 16ème Karmapa avait réalisé.

Qui est Akong Tulkou ?

Il est couramment admis que le négociateur de l'accord entre Sitoupa et le gouvernement chinois communiste pour autoriser cette identification massive au Tibet occupé était Akong Tulkou. Akong est arrivé en Angleterre au milieu des années soixante, faisant partie d'un contingent de quatre étudiants, issus d'une école de tulkous, dans l'Himalaya occidental. L'idée d'envoyer ces jeunes tulkous en Europe venait de Gelongma Palmo, une nonne bouddhiste qui possédait de nombreuses relations bien placées. Elle usa son influence et son pouvoir de persuasion pour convaincre le Karmapa que ce premier envoi d'un groupe de tibétains instruits en Europe créerait un pont durable entre le Tibet et l’Occident.

Akong manquait clairement du charisme de Trungpa Rinpoché, et n'attirait ni fascination, ni attention. Ses cours étaient plutôt fastidieux - on ne pouvait pas s'empêcher de penser que l'enseignement du bouddhisme devait être une tâche pénible pour son intellect. Il s’éclairait habituellement à la fin de ses présentations marathons, quand il pouvait s’exprimer sur son sujet favori des choix politiques pour les bouddhistes. Petit mais puissamment bâti, Akong possédait une qualité qui éclipsait tous les autres traits de son lourd caractère : la patience et la persévérance pour réaliser ses objectifs à long terme.

C’est peu après son arrivée en Angleterre, que le jeune tulkou doit avoir choisi ses buts ambitieux. Il envoya d'abord son frère - marié à la même femme que lui - dans une retraite fermée. Le moment d’agir est alors venu. Ayant peu de disposition pour le style de vie prodigue et excessive qui allait amener la chute de Trungpa Rinpoché, le but d'Akong était moins extravagant et plus concret : contrôler l'école Karma Kagyu en Europe, en pleine croissance. Il voulait dominer le bouddhisme européen dès ses balbutiements. Mais ses manières maladroites et ses ambitions primaires exaspérèrent tout le monde sur le continent. Les centres français refusèrent de le recevoir parmi l'entourage du Karmapa pendant la première visite de Sa Sainteté en Europe en 1974. A la fin, Karmapa lui-même dû mettre un terme à ses plans d’expansion. Avec comme seuls alliés certains Belges, Akong Tulkou n'eut d’autre choix que de retourner à Samye Ling où, pendant les années suivantes, il resta dans l'oubli, mais incapable d'oublier.

En 1977, alors que le 16ème Karmapa est à Dhagpo Kagyu Ling, Akong Rinpoché lui demande de signer une lettre. Karmapa, méfiant, demande à son traducteur habituel de lui traduire mot à mot le contenu. Ce n'est rien de moins qu'une attestation le nommant responsable de tous les centres d'Europe, qu'il essayait de faire signer par le Karmapa ! Bien évidemment Sa Sainteté refuse et renvoie Akong en le réprimandant sévèrement.

En fait, Akong n'appartient pas à la lignée Kagyu. Le premier Akong était un pratiquant de magie noire et gardien d'un temple dans un village au Tibet oriental. A sa mort, les villageois demandèrent à un lama de passage de reconnaître son successeur. Il reconnut un enfant et le déclara l'incarnation d'Akong, c'est-à-dire le deuxième Akong. Dans son exil en Inde, l'enfant fut le protégé de Chogyam Trungpa Rinpoché. Trungpa Rinpoché est un tulkou Kagyu et c'est ainsi qu'Akong s’est rapproché de la tradition Kagyu.

Avec l’œil avisé d'un tacticien, Akong vit son heure arriver après la mort du Karmapa, quand la division entre les deux Rinpochés, Sitoupa et Shamarpa, commença à se manifester. C'était dans le début des années 80 qu'il décida de se ranger derrière Sitoupa, lui et son centre en Ecosse. Ayant offert Samye Ling à Tai Sitoupa, Akong joua le rôle de conseiller, d'éminence grise et finalement d'émissaire avec les communistes chinois. Comment réussit-il à gagner la confiance de la Chine n'était pas entièrement clair, mais rapidement après son adhésion à Sitoupa, il côtoyait les hauts responsables à Pékin.

On dit qu’il offrit de grosses sommes d'argent à ses contacts dans la capitale chinoise. L'idée d'accueillir un des grands Rinpochés kagyu devait concorder avec les buts secrets des Communistes et ils permirent à Akong d'organiser les visites de Sitou Rinpoché au Tibet oriental -, visites qui commencèrent seulement quelques années après la visite du frère du Dalaï-lama, en 1979, à Lhassa, en mission historique pour tenter d'ouvrir le dialogue et obtenir des concessions de la part de la Chine Rouge. Bien que d’autres émissaires de Dharamsala aient suivi, il y eut peu de résultats aux ouvertures du Dalaï-lama. Les Chinois restèrent aussi prudents et inflexibles que jamais et les seuls qui ont fini par faire des concessions étaient à nouveau les Tibétains.

 

L’activité de Sitoupa au Tibet et en Chine

Sitoupa, de son côté, semblait réaliser l'impossible. Il visita la Chine en 1982 et 1984. En 1985, il eut la permission d'entrer dans le Kham interdit, une première pour un grand lama tibétain depuis l'invasion chinoise, se réjouissant - pour peu de temps - de son nouveau rôle de protecteur du bouddhisme dans son pays occupé. Ce voyage fut un énorme succès, salué comme une victoire sur les Communistes et glorifié comme le premier pas du retour du bouddhisme au Pays de Neiges. L'image de Sitou Rinpoché rencontrant et bénissant des centaines de Khampas, et l reconnaissant tout autant de tulkous dans son Kham natal était en effet touchante. Cela fit certainement une forte impression et amena de grands espoirs parmi des tibétains en exil, alors que l'activité des lamas était simplement interdite dans leur pays dévasté .

Cette possibilité de retour du Rinpoché dans son pays était une conséquence d'une nouvelle politique très habile, adoptée par la Chine après la mort de Mao. Avec la montée de Deng Xiaoping, le pragmatisme est devenu la ligne officielle. La direction communiste a conclu que la seule façon de contrôler la nation tibétaine indisciplinée était de reconstruire certains monastères et de les placer sous la stricte autorité du gouvernement. Pour cela, il fallait que les chefs des monastères soient choisis directement par Pékin, comme cela existait, il y a longtemps, sous le règne du 7ème Ching Lu. Par cette attitude étonnamment pragmatique, les communistes ne faisaient que simplement rétablir le décret de l'empereur Ching Lu, qui ordonna que les tulkous tibétains soient choisis au moyen d'une loterie. Ce monarque précurseur de la dernière dynastie de Ching avait aussi décidé que les candidats à une telle loterie devaient être nommés par le conseil de l'empereur. Et ainsi, invoquant la tradition et un décret historique, la Chine Rouge se réservait le droit exclusif de nommer et reconnaître les réincarnations de lamas au Tibet.

Le besoin des Chinois de trouver des dirigeants qui serviraient à amadouer les Tibétains s’accordait parfaitement avec la soif de pouvoir de Sitou Rinpoché. Son étonnante performance à reconnaître des tulkous, autour de son siège historique au Tibet oriental l'aida à la création d'une base de pouvoir pour l'avenir. La Chine trouva en lui un négociateur exceptionnellement flexible, un associé loyal et un messager dévoué.

Les gens n’avaient pas la moindre idée que ses triomphantes visites se faisaient au prix de lourdes conditions. Il est difficile de savoir si Sitoupa était entièrement conscient du prix à payer. On peut lui donner le bénéfice du doute et supposer qu'il a été dupé. Peut-être lui a t-on fait croire que les Chinois avait opéré un véritable retournement concernant la liberté religieuse de ses concitoyens tibétains. Après tout, les communistes auraient pu décider, par bienveillance, de reconstruire ce qu'ils avaient méticuleusement détruit deux décennies plus tôt. Une telle explication ne serait pas très en faveur de sa perspicacité ni de ses instincts politiques, mais sauverait au moins son honnêteté, quoique quelque peu naïve. Mais son judicieux conseiller, Akong Tulkou, ne pouvait ignorer les conséquences sérieuses de s’associer avec la Chine communiste. Pékin n'était certainement pas disposé laisser tomber le Tibet et toute concession qu'il semblait faire ne pouvait être que manoeuvres tactiques. Pour chaque faveur octroyée, la Chine allait exiger et obtenir dix faveurs en retour. Comme Sitoupa et Akong allaient le découvrir assez vite, leurs transactions du début, couronnées de succès ont entraîné un prix élevé pour le Tibet et le bouddhisme tibétain. Le conflit à venir qui secouerait la lignée Kagyu était le résultat direct des accords malheureux d'un des grands Rinpochés kagyu avec les occupants de son pays.

Aussi, l'effort démesuré de Sitoupa à reconnaître des centaines des tulkous, quoique très impressionnant par le nombre, semblait quelque peu équivoque. Cet étonnant rendement dans ce domaine ressemblait davantage à un effort de Tai Sitou en vue de créer une base pour une cause future que de trouver de véritables tulkous.

Nullement gênés par leurs contradictions idéologiques et impatients de ramener à la vie l'ancien décret impérial, les leaders chinois commencèrent la recherche d'une marionnette appropriée qui pourrait être exploitée pour apprivoiser les Tibétains. Le Panchen Lama, deuxième dans la hiérarchie Gelugpa, était toujours vivant et suivait gentiment la ligne du gouvernement depuis sa nouvelle résidence de Pékin. Les Chinois se sont alors concentrés sur Karmapa, décédé en 1981. Probablement avec l'aide d'Akong, Sitou Rinpoché a été invité à la capitale chinoise, d'abord en 1982 et plus tard en 1984. Shamarpa se souvient de la manière avec laquelle Tai Sitou lui avait proposé une offre alambiquée de visiter Pékin pour des pourparlers avec la direction chinoise. Le Régent senior Kagyu déclina poliment, laissant une telle distinction aux mains de son pair. En 1985, les portes closes du Tibet s'ouvrirent généreusement pour le Régent junior. Cependant, l'Himalaya et le reste du monde allaient devoir attendre presque une décennie pour voir les résultats réels de cet obscur accord.