Avant-propos
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Introduction à la controverse des Karmapa
Quelques données historiques
1959 : Le Karmapa s'exile en Inde
Les difficultés au temps du 16ème Karmapa
Les années 80 à 90
Les évènements de 1992
Les évènements de mai et juin 92
Campagne de propagande
Orgyen Trinley, le Karmapa de Sitou Rinpoché
Les événements de novembre et décembre 1992 à Rumtek
Informations concernant le Sikkim
Année 93 : la situation dégénère à Rumtek
Identification du 17ème Karmapa Trinley Thayé Dorje
L’année 1994
La controverse : confrontation des points de vues
Les rapports entre Shamar Rinpoché et le Dalaï-Lama
Survol des événements des années 1994 à 1999
Année 2000
Année 2001
Chronologie des événements
Bibliographie et sources d’informations
Accès pages en anglais
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Années 93 - la situation dégénère à Rumtek

La situation interne de Rumtek

Rumtek possède deux administrations

La position de Shamarpa concernant Tenga Rinpoché et les autres co-signataires

Les mésaventures de Sitou Rinpoché

Les mois qui précèdent le 2 août 1993

La 2 août 1993, Rumtek est attaqué

Les jours suivants le 2 août 1993

Témoignage des moines de Rumtek

Considérations géo-politiques autour de Sitoupa

"Tulkous et Samayas" interview de Khenpo Tcheudrak Tenphel


La situation interne de Rumtek

La nouvelle " administration " de Rumtek

La situation dans Rumtek était des plus complexes. Le nouveau Conseil d'administration du "Karmapa Charitable Trust" n'ayant aucun pouvoir légal, toutes les résolutions adoptées par ce conseil et par l'assemblée elle-même, étaient nulles et non avenues.

Cependant, Tai Sitou et Gyaltsab estimaient que les tribunaux et les lois étaient une chose, mais qu'à Rumtek ils n'avaient pas besoin de s'inquiéter de telles futilités. Indifférents au fait qu'ils violaient la loi du pays, ils se mirent à installer leurs nouveaux administrateurs. Le Gouvernement de Gangtok, sans doute pleinement conscient de ces mesures, n'a pas réagi à cette infraction évidente de leur code civil et de la violation du droit des moines.

Pour le monastère, la conséquence immédiate des résolutions de l'assemblée fut le remplacement de l’ancienne équipe qui avait dirigé Rumtek depuis 1982, par le groupe de Sitoupa. La nouvelle équipe était composée de personnes écartées de Rumtek par Tobga Rinpoché ou par le Karmapa lui-même. Le nouveau Secrétaire, Tenzin Namgyal, avait été relevé de ses devoirs officiels de l'administration en 1988. Sa Sainteté avait personnellement demandé à Lodro Tarchin, Secrétaire adjoint nouvellement nommé, de quitter Rumtek, en 1971. Ce dernier avait alors pris un emploi au Gouvernement de Dharamsala où il n'avait guère caché son animosité contre ses anciens bienfaiteurs.

Le "Nectar of Dharma", un bulletin dont la publication à Rumtek avait cessé depuis janvier 1983, reprit vie et publia, dans son premier numéro de la nouvelle édition, un compte-rendu détaillé de "l'Assemblée Kagyu Internationale". Il incluait aussi deux histoires sur la réussite dans la vie des susdits fonctionnaires, les nouveaux "chefs de Rumtek." Avec tact, il omettait de préciser qu'ils avaient été renvoyés de la place. Lentement, la nouvelle administration commençait à accaparer le bon nom de Rumtek et de ses ressources.

Rumtek possède deux administrations

Cependant, les moines de Rumtek n'étaient pas impressionnés et refusèrent d'accepter le renvoi de Tobgala. Puisque les résolutions n'avaient pas été approuvées par le "Karmapa Charitable Trust", ils refusèrent de remettre les clefs des bureaux du monastère. En conséquence, Rumtek s'installa dans la situation d'avoir deux administrations.

L'administration légale, composée de l'équipe de Tobgala, continua à remplir ses devoirs quotidiens et la tâche de diriger la place. Il lui manquait toutefois son chef, puisque le Gouvernement du Sikkim avait toujours fermement découragé la venue du Secrétaire général, Tobgala, et l'avait récemment refoulé à la frontière et renvoyé au Bhoutan. Il y avait ensuite la nouvelle administration, composée du Secrétaire nommé et ses deux aides. Elle s'occupait d'organiser des réunions et d'écrire des pétitions, faisant de son mieux pour entraver le travail des dépositaires légaux.

L'objectif d’amener Orgyen Trinley à Rumtek n'avait pas été abandonné, du moins en apparence. Les Sitou et Gyaltsab Rinpochés affirmaient que les préparatifs au Tibet allaient bon train et qu'ils tenaient des pourparlers constructifs avec le Gouvernement chinois sur la question. Un "Comité d'organisation de l'intronisation de S.S. le 17ème Karmapa" s'est installé dans la maison d'une femme du village. En peu de temps, ce lieu est devenue le nid d'une activité illicite dirigée contre le monastère. N'ayant aucun accès au bureau de Rumtek, le nouveau Secrétaire, aidé de ses deux adjoints, a pris ses quartiers dans les locaux du "Comité". Ils réussirent à s'emparer du papier en-tête légal du Karmapa et commencèrent à envoyer des lettres à tous les centres Kagyu du monde entier, donnant la fausse impression que Rumtek avait finalement reconnu l'enfant de Tsurphou. Par dérision, les moines du Karmapa nommèrent cette résidence particulière "l'Ambassade chinoise."

Trois mois plus tard, le 21 mars 1993, afin de clarifier la question de "la deuxième administration", Kunzig Shamarpa publia une déclaration officielle. Dans une lettre envoyée à tous les centres Kagyu, le régent souligna que Rumtek continuait de fonctionner comme auparavant. Le "Karmapa Charitable Trust" était le corps légal représentant la lignée, et la communauté des moines suivait uniquement les décisions prises par la seule fondation. L'effort illégal de dissoudre la fondation comme le moyen de revendiquer Rumtek et la propriété de Karmapa, avait échoué. Rinpoché demanda à tous les disciples d'en être conscient et de continuer à écrire à la fondation du Karmapa pour tous les contacts futurs avec Rumtek. C'était une lettre ouverte de plus, parmi celles que Shamar Rinpoché publia pendant toutes ces années de crise. Et ses mots toujours plus hardis étaient les bienvenus.

Le souci immédiat était alors le devenir de la Coiffe noire et des reliques de la lignée que le 16ème Karmapa avait réussi à ramener du Tibet. Si on laissait faire, Tai Sitou et Gyaltsab Rinpochés, emporteraient probablement les reliques à Tsurphou. Cela, signifierait bien sûr la perte de ces objets uniques. Les communistes ne les laisseraient jamais repartir. Il fallait s'assurer que les biens de la lignée restent à Rumtek. Pendant quelques temps, ils semblaient être sous la bonne garde des moines. Mais la surveillance était loin d'être sûre. Puisque la tentative de Tai Sitou de reprendre Rumtek et la propriété de Karmapa avait échoué, il était possible que le lama, par des pressions renouvelées de livrer les reliques au Tibet, n'hésite pas à employer des méthodes moins délicates pour arriver à ses fins.

Le monastère et le shedra de Rumtek à cette période

Par Khenpo Tcheudrak Rinpoché

Extrait de la "Conférence Internationale Karma Kagyu" organisée à Delhi en 1996 (…)

"Même en 1992, lorsque les problèmes sont apparus, les khenpos juniors et moi-même avons avec persévérance essayé d'améliorer la situation et de continuer le travail à l'Institut Nalanda. Le Président du Shedra était à l'époque Kunzig Shamar Rinpoché. Il nous expliqua que la question du Karmapa était intimement imbriquée dans des considérations d'ordre politique et que les principaux rinpochés devaient résoudre ce problème. En ce qui nous concernait, nous étions en charge des études bouddhistes. Le travail des professeurs était d'enseigner les textes bouddhistes, celui des disciples, était d'étudier. Nous ne devions pas nous occuper d'autre chose. Shamar Rinpoché expliqua que nous ne devions pas prendre parti, mais diriger simplement l'Institut et qu'il continuerait à nous fournir la nourriture.

Conformément au conseil de Kunzig Shamar Rinpoché, nous avons continué notre travail. Bien que nous essayions de faire de notre mieux, l'Institut ne rencontrait pas autant de succès qu'auparavant. Les choses devenaient de plus en plus difficiles. L'une des raisons était que certains étudiants recevaient de l'argent du côté de Sitoupa. Ils ne suivaient donc plus les classes, ne respectaient plus la discipline appropriée et n'écoutaient plus quand nous essayions de leur parler. Néanmoins, nous avons continué notre travail à l'Institut et nous avons réussi à faire face à la situation en 1992.

Cependant, en 1993 l'autre côté cherchait systématiquement la division entre les moines du Shedra et les moines du monastère. Ils créèrent des frictions entre eux. Ils menacèrent les professeurs du Shedra qui voulaient continuer, les intimidant en distribuant des tracts qui disaient par exemple : "Nous vous tuerons ! Nous vous battrons jusqu’à vous aplatir !".Je n'invente rien - ces choses sont vraiment arrivées. Ils ont même poignardé un des professeurs de l'Institut.

Durant cette année-là, à l'occasion de l'anniversaire d'Orgyen Trinley, Gyaltsab Rinpoché vint au Shedra pour organiser une fête. Il déclara que dorénavant il suffirait aux moines de porter simplement leurs robes et qu'ils pouvaient faire qu'ils voulaient. A partir de ce moment-là, la discipline à l'Institut s'est effondrée. Dès lors beaucoup d'étudiants ont arrêté d'étudier et de se soumettre aux règlements.

Il y avait alors deux sortes d'individus à l'Institut : les étudiants qui voulaient vraiment poursuivre leurs études et ceux qui n'étudiaient plus du tout. Beaucoup étaient là seulement pour perturber les classes. Pour empirer la situation, environ 32 nouveaux étudiants ont été recrutés en 1993. Ces nouveaux "étudiants" n'étudiaient pas, ne suivaient pas de discipline monastique, ils n'étaient en fait même pas capables de mener une vie normale dans le monde. Ils furent amenés du Bhoutan et d'autres pays, et la plupart d'entre eux avaient quelques antécédents judiciaires.

Ces nouveaux "étudiants" se contentaient de porter la robe des moines. Mais ils étaient de faux moines. On leur avait dit qu'ils n'avaient pas à se soucier de quelque règle que ce soit, qu'ils n'avaient pas à étudier, qu'on les nourrirait et leur donnerait un lieu de vie plaisant. En fait, ils étaient payés pour rester là. Les tensions ont donc augmenté, et les étudiants qui voulaient vraiment continuer leurs études sont simplement partis. Ils ne pouvaient désormais plus rester, la vie dans le Shedra était devenue impossible. Certains d'entre eux sont restés au K.I.B.I. à Delhi et continuent leurs études, tandis que d'autres ont rejoint le Shedra de Penor Rinpoché. De plus, en ce qui concerne le personnel enseignant, le "Karmapa Charitable Trust" avait demandé à plusieurs professeurs qualifiés d'enseigner à l'Institut Nalanda. La plupart de ces khenpos ont dû partir aussi. Il était impossible pour eux de rester.

Ainsi, les étudiants restant étaient ceux qui n'avaient pas le moindre intérêt pour l'étude. Les étudiants qui avaient échoué aux examens et qui avaient du redoubler les classes, furent nommés professeurs. C’était comme une pièce de théâtre. Évidemment ils n'avaient pas la qualification d'enseignants. Je n'invente rien. Ceci est vraiment arrivé et mes collègues, tous les khenpos juniors présents ici le savent. Ils savent que ceux qui jouent maintenant les enseignants, n'étaient qu'étudiants. Le Shedra ne fonctionne plus du tout désormais. Il est vrai de dire que le Shedra est une illusion ; l'autre côté feint simplement de diriger le Shedra.

Témoignage de Samdup Tsering sur la situation de Rumtek

La plupart des prétendues lettres de protestation qui arrivaient dans les centres européens étaient des attaques déplaisantes contre "Shamarpa et son gang". Pourtant, l'une d'elle n'avait rien de commun avec les flots d'outrances qui venaient habituellement du camp de Tai Sitou. L'auteur, Samdup Tsering, était un nouveau venu sur la scène. Son nom et le style plutôt chaotique trahissaient un natif du Tibet, bien que les lettres aient été copiées sur papier blanc et envoyées d'Europe.

Ses paroles étaient une réprimande sévère à l’encontre de Tai Sitou et de Gyaltsab Rinpoché pour leurs actions illicites contre les moines de Rumtek et le "Karmapa Charitable Trust". Sa lettre était intéressante et des témoins ont confirmé beaucoup de ses affirmations.

Apparemment, Sitou Rinpoché s'illusionnait toujours, les autres aussi par la même occasion, sur l'imminente arrivée d'Orgyen Trinley à Rumtek dans les semaines à venir. Tsering ne pouvait pas vraiment dire si à ce moment-là, le lama continuait de croire en ses propres affirmations, mais il pouvait certifier que Rinpoché, en visite en Asie du Sud-Est, avait réussi à recueillir des fonds considérables dans ce but. Cette aide lui aurait cependant été extorquée en bonne partie lors d'une transaction de marché noir à Delhi. Le montant, mentionné en dollars, était à six chiffres. Une autre rumeur disait que Rinpoché avait perdu encore plus sur un terrain acheté à Delhi. D'autres témoignages rapportaient que ses soutiens financiers du Népal faisaient le commerce des os de tigre et des peaux d'antilope, deux espèces en voie de disparition et proches de l'extinction.

La position de Shamarpa concernant Tenga Rinpoché et les autres co-signataires

Il était important de clarifier la situation de Tenga Rinpoché et des autres rinpochés auprès des étudiants occidentaux. Shamar Rinpoché prit la peine d'expliquer pour un auditoire occidental le comportement complexe de certains lamas tibétains. Rinpoché présenta la situation en termes allégoriques. Il cita la fable tibétaine du lion et de l'éléphant, qui illustre très bien le processus d'élection du 17ème Karmapa.

Un lion et un éléphant voulaient tous deux devenir le roi des animaux. Le lion déclara que les yeux de l'éléphant étaient trop petits pour une tâche aussi sérieuse. Il rugit et montra ses grandes dents. Il était le seul à pouvoir protéger les animaux. Évidemment, ils eurent besoin de témoins pour arranger la question. Ils firent appel au tigre, qui immédiatement reconnut le lion comme étant de loin le meilleur pour cette tâche. Mais alors, le tigre eu besoin d'un témoin. Et le buffle fut appelé à témoigner pour le tigre, le porc à témoigner pour le buffle et ainsi de suite jusqu’à la puce. Finalement, c’est la puce qui décida que le lion devait être le roi des animaux.

Sitou Rinpoché a procédé de même pour créer sa propre certification. Ses actions ont été soutenues par Gyaltsab Rinpoché. Sitou Rinpoché et Gyaltsab Rinpoché ont été soutenus par Bokar Rinpoché et d'autres lamas qui eux-mêmes ont été soutenus par leurs étudiants. Ainsi, Gyalwa Karmapa est désormais reconnu par des disciples ordinaires.

La question n'est pas de savoir combien de rinpochés ont déclaré que la lettre était vraie, explique Shamarpa. Comme si la lettre était devenue plus véritable si, par exemple, Jamgueun Rinpoché avaient donné son approbation, ce que Tai Sitou a revendiqué. Un tel raisonnement ne tient pas. Le cœur du problème est simple : la signature est-elle authentique ou non ?

En tant que Tibétain, le régent senior connaissait bien la situation des lamas. Il avait compris qu'ils devaient agir conformément au statu quo politique de la région. En ayant des monastères au Tibet, ils étaient responsables des leurs, vivants dans le pays occupé. S'ils souhaitaient continuer à visiter leurs anciens monastères et préserver leurs positions, ils n'avaient d’autre choix que de suivre la ligne chinoise. De tels points de vues pourraient être difficiles à accepter pour les personnes qui vivent dans un pays libre et démocratique, admet Shamarpa, mais les lamas sont liés selon des règles traditionnelles, asiatiques et par les faits politiques actuels.

Quant à l'authenticité de l'incarnation présente du Karmapa, Shamar Rinpoché a assuré qu'il comptait uniquement sur les instructions authentiques laissées par Sa Sainteté. L’important étant d’attendre patiemment l'apparition de ces instructions. Sollicitant l'approbation d'autres lamas, aussi nombreux soient-ils, cela ne prouveraient rien. Shamar Rinpoché ne laissa aucun doute quant au fait qu'il suivrait seulement les instructions réelles de Karmapa et qu'il ne considérait certainement pas la lettre présentée par Tai Sitou comme telle.

Les mésaventures de Sitou Rinpoché

Extraits du "Siege of Karmapa", témoignage des moines du Karmapa de Rumtek.

Des évènements bizarres continuèrent à se manifester. En février 1993, une voiture blanche, une Maruti-Suzuki, avec trois personnes à bord, fit une entrée discrète au monastère de Rumtek. Sitou Rinpoché sortit de la voiture, semblant quelque peu mécontent. À notre surprise, il resta plusieurs jours à Rumtek sans rencontrer personne. Le soir, on pouvait l'apercevoir dehors sur le toit du monastère.

Comme nous l’avons appris par la suite, Sitou Rinpoché avait pris un vol de Hong Kong à Calcutta, transportant 25 kilos d’or. Lorsque les douaniers découvrirent l’or de contrebande à l’aéroport, Sitou Rinpoché montra son passeport diplomatique bhoutanais. Il proclama que l’or appartenait au Gouvernement royal du Bouthan. Quoi qu’il en soit, les douaniers voulurent des explications plus convaincantes. Sitou Rinpoché demanda alors à parler avec l’officier des douanes du Bouthan et il parvint à le convaincre de croire à cette étrange histoire. Il déclara également que le sac était en fait celui de son serviteur et il partit rapidement pour le Sikkim.

L’un de ses intendants dut rester sur place avec le sac, comme garantie. Plus tard, nous avons appris qu'une solution fut trouvée avec Sitou Rinpoché. Il dut rendre l’or. En dépit de cet incident, il réussit pendant des années à passer de façon illicite, des millions de dollars sous forme de lingots d'or. C'est avec cet or qu'il put soudoyer et solliciter les faveurs des politiciens, des officiers et ses amis au Sikkim.

Beaucoup plus tard, nous avons eu connaissance d'informations complémentaires concernant l'incident à l’aéroport de Calcutta. Apparemment, le douanier bouthanais n’était pas sûr de ce qu’il devait faire. Il avait contacté le Secrétaire général, Tobga Rinpoché, qui séjournait alors à Calcutta. Pour des raisons qui nous sont encore inconnues, Tobga Rinpoché lui aurait dit d’aider Sitou Rinpoché. S’il n’avait pas fait cela, Sitou Rinpoché serait allé directement en prison. Nous avons été très contrariés d’entendre cela. Nous sentions en effet que cet emprisonnement aurait pu éviter l’attaque de Rumtek en août 1993.

Les mois qui précèdent le 2 août 1993

(extraits du "Siege of Karmapa")

La plupart des amis loyaux de Sitou et Gyaltsab Rinpochés rejoignirent le "Joint Action Committee" du Sikkim. Les rinpochés intriguèrent avec acharnement pour s’attacher le soutien de groupes politiques importants. Comme il fut démontré, ces groupes puissants étaient capables de mettre la pression sur le Premier ministre du Sikkim, du fait de leur contrôle de 13 sièges à l’Assemblée législative de l’État. Conscient de ce fait, le "Joint Action Committee" appela le Premier ministre afin de les aider à prendre le monastère de Rumtek.

Pour cette raison, le groupe de politiciens expropria le "Kunga Delek Guest House" situé juste de l’autre côté du monastère. Ils transformèrent le lieu en un bureau de réunion où des informations étaient proposées aux visiteurs. Une fois sur place, le visiteur pouvait être saturé d’informations, démontrant la corruption de l’administration de Rumtek et comment chacun devait écouter seulement Sitou et Gyaltsab Rinpochés. 42 nouveaux étudiants du Bhoutan résidaient là fréquemment. Nous avons découvert plus tard qu’ils avaient reçu l’ordre de Sitou et Gyaltsab Rinpochés de rejoindre l’Institut Nalanda. A cet endroit, les résidents extérieurs et les moines pouvaient également boire et déjeuner selon leurs convenances. Ensuite, on pouvait les voirbouculer les moines du monastère et les habitants du village de Rumtek .

On pouvait constater à quel point le plan était élaboré. Le Premier ministre était prêt à aider le coup de force pour prendre le contrôle de Rumtek. Quoi qu’il en soit, il avait besoin d’une excuse afin que la police puisse intervenir et nous chasser. Une grosse bagarre aurait été le parfait alibi et une cérémonie publique était l’environnement parfait pour cela. Avec l’hiver, les cérémonies de danses des lamas étaient imminentes. La communauté monastique de Rumtek décida d’annuler l’événement public.

Nous avons seulement organisé une petite cérémonie en dehors du vieux monastère de Rumtek. Malgré cela, durant la cérémonie, 8 véhicules remplis des membres du gang de "Lal Bazaar" sont arrivés. Ils portaient des couteaux et des chaînes de fer et ils ont essayé de perturber la cérémonie. Quelques garçons du village de Rumtek se sont battus.

Après cet incident, nous avons appris que le Premier ministre avait en fait déclaré que ce genre de bagarre n’était pas "suffisant" pour investir le monastère. Toutefois, il n’avait pas d’autre choix que de répondre à la pression exercée par les puissants du "JAC". Pour les moines de Rumtek, une tempête était prête à déclencher son pouvoir destructeur et elle semblait imminente.

En juin 1993, Shamar Rinpoché était toujours le Principal de l’Institut du Karma Shri Nalanda, le collège monastique de Rumtek. Tandis que Shamar Rinpoché était chez lui, Gyaltsab Rinpoché commença à influencer les étudiants. Par ses discours, il les encouragea à enfreindre la discipline de l’Institut. Une grande fête fut organisée et des danses eurent lieu dans le collège afin de célébrer l’anniversaire du candidat chinois. À la demande de Shamar Rinpoché, la police fut appelée le jour suivant.

Shamar Rinpoché donna alors un enseignement aux étudiants du collège en leur rappelant qu’ils n’étaient pas moines de Rumtek et que, par conséquent ils ne devaient pas intervenir dans les affaires monastiques. Ils étaient là pour étudier et devaient se réjouir des facilités qui leur étaient offertes gratuitement. Un officier de police, Monsieur Sundar, réprimanda aussi les étudiants en leur suggérant de bien se conduire (peu de temps après, Monsieur Sundar fut muté, ce qui illustre la position du gouvernement de l’époque dirigé par Monsieur Bandhari). Après l’enseignement, Shamar Rinpoché demanda aux étudiants de signer des papiers selon lesquels ils acceptaient ou non de se conformer aux règles du collège. Les 42 nouveaux étudiants bhoutanais avaient signé le papier refusant de se d'accepter ces règles.

Shamar Rinpoché envoya la liste de ces signatures au Ministère de l’éducation du Bhoutan en lui demandant d'éloigner ces délinquants du collège. Le Ministre du Bhoutan répondit que le Gouvernement ne pouvait pas les rappeler, ces étudiants étant maintenant en Inde et donc hors sa juridiction. Sans ironie, il remercia Shamar Rinpoché pour la liste, car il savait maintenant oü se trouvaient ces personnes. Il admit qu’un certain nombre de ces étudiants étaient effectivement des délinquants et que certains s’étaient échappés du Bhoutan.

Comme certains étudiants continuaient à avoir une mauvaise conduite, négligeant leurs études, se querellant et créant le chaos général, les cours furent interrompus. À notre horreur, Trinley Dorje, un étudiant du monastère de Sonada, poignarda Sonam Tsering, un khenpo junior qui avait eu le courage de le réprimander. Aucune action légale ne fut retenue contre lui. Il fut libéré et placé en sécurité, Kunzang Sherab, Président du "Joint Action Committee" étant son garant. Kunzang Sherab prit alors Trinley Dorje dans sa résidence et le garda là. L’étudiant fut aperçu plus tard dans les rues de Gangtok évoluant tout à fait librement.

En juillet 1993, la situation semblait complètement incontrôlable. L’Institut Nalanda fut fermé par ses directeurs. Shamar Rinpoché et ses étudiants furent informés qu’ils devaient repartir dans leurs foyers avant le 1er août. Le 22 juillet, Shamar Rinpoché partit en Europe pour rendre visite à sa mère gravement malade. Des rumeurs concernant une bagarre imminente organisée contre les moines de Rumtek commencèrent à se répandre. À ce stade, certains étudiants du collège étaient partis, mais les 42 agitateurs étaient toujours là. Ni Shamar Rinpoché, ni les moines ne voulaient participer à la retraite d’été en raisons de ces actions prévues.

Quoi qu’il en soit, comme nous savions que Sitou et Gyaltsab Rinpochés avaient décidé de s'y rendre, nous n'avions pas d’autre choix que de rester au monastère. Nous fîmes alors des prières pour apaiser la situation. Malheureusement, comme nous allions le découvrir, le pire n’était pas encore arrivé. Le 25 juillet, Lodro Tarchin, un résident de Dharamsala, venu à Rumtek pour aider Sitou et Gyaltsab Rinpochés, retourna chez lui. La rumeur disait qu’il était parti à Dharamsala pour ramener Sitou Rinpoché à Rumtek. Le 30 juillet, Sitou Rinpoché arriva.

La 2 août 1993, Rumtek est attaqué

(…)

Le 2 août 1993, la cérémonie de début du "Yarne" (la retraite d'été) eut lieu. Lors de cette cérémonie, les moines, quatre par quatre, prennent des vœux avec l’abbé. Cette prise de vœux doit être terminée à midi. Pendant le "Yarne", seuls ceux qui ont pris les vœux de moines sont admis dans le monastère, pour cet événement particulièrement sacré.

Sitou et Gyaltsab Rinpochés voulaient faire du "Yarne" un événement public. Ils avaient convié un très grand nombre de personnes à venir au monastère. Lorsque les premiers groupes arrivèrent, le comité des moines décida que l’office n’aurait pas lieu dans le temple que nous occupions alors. Avec une participation active de la police du Sikkim, cette foule entra dans le monastère avec l’intention de s’emparer du lieu. Comme les voyous de "Lal Bazaar" arrivaient, ils demandaient à savoir pourquoi les portes du temple étaient closes, puisqu’ils voulaient y entrer. Puis, lorsque nos moines doyens demandèrent aux invités de Sitou Rinpoché de partir, ces derniers devinrent hostiles. Les voyous et certains membres de la foule tinrent des allégations fallacieuses, ils nous attaquèrent physiquement et demandèrent les clés du temple.

Comme nous refusions de les leur donner, Ngedon Tenzin, le maître des rituels, eut sa robe attachée autour de son cou, ses bras furent tendus et ils le tirèrent par la robe. Il commençait à s’étrangler. La foule le traîna impitoyablement dans la cour du monastère. Incapables de supporter cette situation plus longtemps, les moines furent obligés de remettre les clés. Ils furent alors cruellement battus, même nos jeunes moines furent menacés au poing, frappés par les officiers de police et par la foule violente. Certains de nos moines eurent de la poudre de piment jetée dans les yeux. Puis la police dit qu’elle allait emmener nos moines blessés à l’hôpital, mais en fait, elle les emmena à Gangtok et les jeta en prison.

Au même moment, Sitou et Gyaltsab Rinpochés dirigeaient la cérémonie de l’ordination, assis en face de la porte principale du temple. Ils chantaient paisiblement, apparemment inconscients que leurs pieux disciples nous attaquaient et nous battaient. Le Secrétaire en chef du Gouvernement du Sikkim confisqua alors illégalement les clés du temple.

Lorsque les portes furent ouvertes, avec les mains jointes et les yeux mouillés, Sitou et Gyaltsab Rinpochés conduisirent la procession et rendirent hommage aux représentations sacrées dans le temple.

À partir des événements du 2 août, les moines légitimes de Rumtek ont dû partir, jetés hors du monastère du Gyalwa Karmapa pour vivre dans des conditions difficiles dans la résidence de Shamar Rinpoché. Depuis ce jour, nous n’avons pas pu retourner au monastère.

À la réflexion, Sitou et Gyaltsab Rinpochés ont consciemment préparé le sabotage d’un événement sacré, dans l’intention de s’emparer du monastère.

Il était absurde de convoquer le public au monastère ce jour-là. Comme nous l’avons expliqué précédemment, traditionnellement, personne, à part les moines qui participent à la cérémonie du Yarne, n’est admis aux préliminaires. Aussi, les affiches qu’ils avaient fait placer à Gangtok, avertissant d’un programme public, étaient complètement opposées à la règle monastique. Le conflit apparu lors du Yarne n'était en fait que le prétexte attendu par le Gouvernement du Sikkim pour aider Sitou et Gyaltsab Rinpochés à s’emparer du monastère.

Le chaos qui eut lieu pendant ce jour est une véritable catastrophe pour la tradition du Bouddha et les hauts dignitaires, censés le représenter.

Les jours suivants le 2 août 1993

Le jour suivant, tandis que les moines restés au monastère dînaient dans le hall, les disciples de Tai Sitou et Gyaltsabpa, accompagné par des policiers, firent irruption dans la pièce et placèrent une photo d'Orgyen Trinley sur une étagère. Ils ordonnèrent aux moines, sous la menace d’un revolver, de se prosterner devant la photographie et de prêter serment que le garçon était le véritable Karmapa, en leur promettant que quiconque oserait nier ce fait devrait faire face aux conséquences légales. Puis, les policiers rassemblèrent un large assortiment de couteaux de cuisine et d'outils à bois et, ayant placé les ustensiles sur une table, ils ont ordonné aux moines de se tenir debout à côté, tandis qu’un officier photographiait la scène. Ces photos seront plus tard employées contre le monastère et ses responsables légitimes, comme la preuve de leurs desseins agressifs.

À la suite des événements du 2 août, les résidants du monastère furent chassés de leurs quartiers, leurs biens volés et leurs chambres fermées ou reprises par des étrangers, avec interdiction d'entrer dans le temple. N'ayant aucun lieu où aller, ils se réfugièrent dans la résidence de Kunzig Shamarpa. Plus de cent soixante-dix moines, presque toute la communauté monastique de Rumtek, s’enfuirent ainsi dans la maison de Rinpoché, à quelques kilomètres du monastère lui-même. Les conditions étaient extrêmement difficiles. La maison n'était évidemment pas faite pour loger un tel nombre d'individus. Ils manquaient des équipements de base et il y avait peu d'espoir de continuer leurs études et leurs tâches monastiques. Leur longue épreuve d'être des exclus de leur propre monastère avait commencé.

Les complicités au Sikkim

Sitoupa et Gyaltsab avaient de nouveau réussi à porter un coup. Tandis que tout l'établissement politique sikkimais fermait opportunément les yeux, les deux rinpochés avaient brutalement et illégalement pris le contrôle de la propriété du Karmapa. La famille Martang, incapable d'oublier l'exclusion de Gyaton, son soi-disant fils tulkou, de Rumtek en 1983, caressait toujours l'espoir de pouvoir un jour l’asseoir sur un trône à Rumtek. Elle a donc volontiers prêté main forte à Tai Sitou. Il y avait désormais peu de doute que les plus hauts politiciens de Gangtok aient été aussi impliqués. Le Premier ministre Bhandari, qui gouvernait l'enclave de l'Himalaya d’une poigne de fer pendant les quatorze années précédentes, avait mis ses ressources illimitées à la disposition des deux rinpochés. La police locale, plutôt que de protéger les victimes, les moines impuissants, s’en est pris à eux en les harcelant et même, dans certains cas, les maltraitant physiquement. Au Sikkim, tout le monde savait que Bhandari et ses acolytes avaient été généreusement récompensés pour leurs services.

Pendant les jours suivants, Tai Sitou et son groupe commencèrent une vaste campagne d’information pour décrire comment ils avaient été les victimes de l'agression des moines, alors qu’ils étaient les défenseurs de l’héritage du Karmapa.

Shamarpa était décrit comme l'instigateur principal de la violence. Une lettre adressée au Régent senior et signée par une grande assemblée d’individus du Sikkim de toutes conditions sociales l'ont accusé de jeter le déshonneur sur la robe du Bouddha et aux saintes écritures bouddhistes.

La presse de Gangtok, contrôlée par le régime de Bhandari, soutenait les assaillants. "Les policiers répriment le clergé querelleur", annonçait la une du "Courrier du Sikkim". Le clergé querelleur était, bien entendu, les moines de Rumtek. Les photographies d'une réserve de pavés, des armes et d'autres instruments ont été largement diffusées dans ces éditions. Les journaux de Delhi, très attentifs à l'incident, étaient assez objectifs dans leur évaluation. "Coup d’état pro-chinois au monastère de Gangtok", expliquait un article dans "The Hindustan Times". En partageant la frontière avec le Tibet contrôlé par les Chinois, le Sikkim est une région stratégiquement sensible pour l'Inde et la plus légère allusion au fait que la Chine rouge gagnait un point d'appui dans cette enclave était la cause d’une alarme immédiate dans la capitale indienne. Sciemment ou pas, Sitou Rinpoché avançait sur un fil et son flirt avec Pékin viendrait bientôt le hanter.

Pour légitimer leur occupation de Rumtek, les deux rinpochés ont enrôlé une grande variété d'organisations et d’associations de Gangtok. Dans leur résolution du 13 août, "l'Association Tribale des Jeunes du Sikkim", "l'Association Tribale des Femmes du Sikkim" et d'autres sociétés du même acabit ont vigoureusement condamné ce qu'ils ont défini comme "un sabotage des fonctions religieuses" par "une poignée de moines." Selon le document, signé par un total de huit groupes, une poignée de moines a empêché, le 2 août, "un grand nombre de partisans" de recevoir des bénédictions à Rumtek. On a aussi appris plus tard que les forces de police avaient découvert une cache d'armes stockée par cette même "poignée de moines", avec l'intention de d’attaquer les partisans qui, outragés condamnaient vigoureusement de telles actions "malveillantes et injustifiées." Ils ont aussi révélé que ces actes avaient été inspirés par "des éléments étrangers" qui poursuivaient "des intérêts personnels" et ont appelé le Gouvernement d'Etat à confisquer toutes les propriétés de ces étrangers impliqués. Ces accusations visaient directement Tobga Rinpoché qui possédait un passeport bhoutanais. Cependant, ces revendicateurs n'étaient apparemment pas conscients que Sitou et Gyaltsab possédaient eux aussi des documents diplomatiques du même pays. Finalement, les délégués décidèrent de confondre tous les manipulateurs inspirés par des étrangers et de former un "Comité d'Action" dans ce but.

Ce "Comité d'Action" devint un groupe outrancier qui cherchait à faire pression de la façon la plus désagréable sur quiconque oserait discuter la lettre de Sitoupa et son candidat. Peu après sa formation, les membres de ce comité organisèrent une manifestation appuyée devant la Haute Cour de Gangtok contre une pétition signée par un groupe d'hommes sikkimais influants, disciples du 16ème Karmapa, demandant un examen scientifique de la lettre contestée de Sitou Rinpoché. Comme les caractères étaient échauffés, la foule se dirigea en masse devant la maison d'un des administrateurs du "Karmapa Charitable Trust", M. Sherab Gyaltsen. La manifestation se transforma en émeute, les fenêtres volèrent en éclats et la famille fut agressée. Sur la route de Rumtek, les protestataires échauffés rendirent visite à la maison d'un des signataires de la pétition. Injures et jets de pierre s’ensuivirent.

Témoignage des moines de Rumtek

Depuis de nombreuses années, nous, les moines officiels et originels du "Centre Dharma Chakra de la lignée des Karma Kagyu du Sikkim, Inde, avons fait de notre mieux pour remplir les souhaits et les instructions de S.S. le 16ème Gyalwa Karmapa. Que ce soit par les prières, les retraites de méditation, en poursuivant nos études ou en servant Sa Sainteté en général, nous avons consacré nos vies à la réalisation de ses aspirations du mieux que nous pouvions. Nous continuons de le faire, parce que nous sommes arrivés à une claire conviction : suivre le Dharma est l’ultime refuge et le but auquel tout être doit aspirer.

Après le départ de S.S. le 16ème Karmapa, nous avons continué à poursuivre nos devoirs de disciples et de moines du Gyalwa Karmapa. De tout temps, nous avions toujours respecté et fait confiance à Shamar, Sitou, Jamgueun Kongtrul et Gyaltsab Rinpochés, en tant que leaders spirituels. La recherche de la véritable incarnation de S.S. le 17ème Gyalwa Karmapa était de la responsabilité de ces rinpochés. Le devoir de tout le monde était de pratiquer le Dharma et de prier pour son prompt retour.

Même lorsque apparut une division parmi les principaux rinpochés, nous sommes restés impartiaux. Nous sommes les moines du Gyalwa Karmapa et non de Sitou et Gyaltsab Rinpochés. Cependant, après 1992 nous avons été étonnés d’être mis de côté et évincés de notre propre monastère par des personnes très hostiles invitées par Sitou et Gyaltsab Rinpochés. En conséquence, l’administration et la Sangha Duche (la communauté des moines de Rumtek) ont essayé en vain de garder le monastère de Rumtek comme le principal siège de Sa Sainteté.

En tant que moines nous avions peu à voir avec les affaires mondaines. C’est pour cela que lors de l’éclatement du conflit nous ne pouvions pas comprendre les motivations des politiciens concernant notre monastère. Comme ils occupaient des positions élevées, nous pensions qu’ils se comporteraient de manière juste. Nous n’étions pas enclins aux mensonges, aux calomnies et aux chantages. Nous n’avions pas expérimenté la froide humidité des cellules de prison et nous ne connaissions rien aux règlements de compte ni aux meurtres entre gangs. Les procédures soigneuses des affaires judiciaires où l’on s’accuse les uns les autres, nous étaient également peu familières. Cependant, nous savions tous que ce qui était en train de se passer était totalement erroné.

Après notre évacuation forcée, nous avons lancé de nombreux appels pour obtenir de l’assistance. Nous avons demandé aux populations de l’Himalaya, aux monastères Karma Kagyu de la région et aux centres du Dharma du reste du monde de nous assister afin de pouvoir retourner dans notre monastère. Malheureusement, malgré les efforts de l’administration légale de Rumtek et de nombreux autres, les appels ont jusqu’ici échoué. Jusqu’à présent cette question n’a pas rencontré l’attention qu’elle mérite.

Des intimidations à Rumtek

Après la prise de pouvoir, Rumtek avait changé jusqu'à en être méconnaissable. Réfugiés dans la maison de Shamarpa, les moines résidants avaient interdiction de revenir au monastère. De nombreux individus suspects, vêtus de robes de moines, arrivèrent à Rumtek pour prendre leur place. Les maîtres des rituels et les maîtres de discipline avaient tous été chassés, et les nouveaux arrivants avaient d’évidentes difficultés à les remplacer. Combien parmi ces nouveaux venus étaient de véritables moines, une question que personne dans le village n'osait poser. Les gens furent forcés à signer des gages de fidélité, des pétitions et des dénonciations. Une minorité de personnes, tentant de rester simplement neutre a été mentionnée sur une liste noire et immédiatement harcelée par la police. Les fonctionnaires de la police locale du bureau voisin de Ranipool ont considéré comme leur devoir de rééduquer les partisans d'Orgyen Trinley les moins enthousiastes. Les Namgyal et une poignée d'autres familles ouvertement loyales envers Kunzig Shamarpa furent persécutés.

Considérations géo-politiques autour de Sitoupa

Quant à Tai Sitou, ses engagements cachés avec les communistes chinois n'étaient désormais plus un secret en Inde. L'alliance du régent avec Pékin et sa campagne agressive pour ramener Orgyen Trinley au Sikkim ont été vues avec beaucoup d'inquiétude au plus haut niveau gouvernemental à Delhi. Probablement sur les injonctions de Sitoupa, Bhandari lui-même a soulevé la question du garçon de Tsurphou avec les ministres indiens, mais sa demande pour permettre à l'enfant d'entrer au Sikkim, même pour une brève visite, a été fermement rejetée. La Chine était la seule nation qui n'avait pas reconnu la souveraineté de l'Inde sur le Sikkim et la simple pensée d'avoir un Karmapa nommé par les communistes, un citoyen chinois, résidant dans Rumtek ou faisant la navette entre Tsurphou et Gangtok faisait frissonner les politiciens indiens. L'étape suivante pour ce citoyen chinois serait de revendiquer sa propriété au Sikkim. Les ouvertures naïves de Sitoupa avec Pékin et ses interventions dilettantes dans la délicate politique sikkimaise avaient levé des sourcils plus qu'une fois dans la capitale indienne. Delhi commençait désormais à se lasser sérieusement de cet invité remuant.

Pour ajouter aux ennuis de Sitoupa, Pékin n'était pas du tout disposé à laisser son Karmapa sortir du pays. Possédant un puissant atout pour contrôler les Tibétains, les communistes ne voyaient plus en Sitou Rinpoché une personne digne d'intérêt. Celui-ci découvrirait bientôt que les portes autrefois amicales de la capitale chinoise étaient maintenant fermées. Aveugle aux faits politiques, le régent ne renonçait pas pour autant.

Sur ses assurances, des comités entreprenants, depuis Woodstock aux Etats-Unis jusqu'à Samye Ling en Ecosse et Gangtok au Sikkim, se démenaient pour convaincre les pratiquants de financer l'intronisation "prochaine" d'Orgyen Trinley hors de Chine. Une lettre de Tenzin Chonyi "aux chers amis du Dharma" expliquait que tous partageaient la joie de la reconnaissance et que très probablement début 1994, Sa Sainteté gratifierait Woodstock de sa présence. Un total de deux cent mille dollars était nécessaire pour préparer la visite. Tenzin estimait que chacun devait contribuer, en toute modestie, à hauteur de mille dollars.

"Tulkous et Samayas" interview de Khenpo Tcheudrak Tenphel

KIBI, le 20 mars 1994

Khenpo Tcheudrak Tenphel a reçu son éducation sous la direction du 16ème Karmapa. Il est l'un des principaux enseignants à l'Université de Nalanda au monastère Rumtek et à l'Institut Bouddhiste International Karmapa (KIBI) à New Delhi, sous la direction de Shamar Rinpoché.

Question : Comment peut-on comprendre la divergence évidente entre les qualités d'un tulkou comme décrit dans les textes et le comportement de certains tulkous dans la controverse actuelle concernant la reconnaissance du Karmapa ?

La manière dont le Dharma a été diffusé en Occident - particulièrement le style de pratique et l’opinion que les personnes ont du Dharma — est basée sur une présentation très candide des choses. Cela donne l'impression que les tulkous n'ont jamais de mauvais sentiments et qu'ils demeurent toujours dans les hauts niveaux de bodhisattva. Les gens pensent aussi que les bodhisattvas et les tulkous ne peuvent pas faire d'erreur. En fait, il est très difficile d'être un authentique bodhisattva et je pense que tous les tulkous ne sont pas de réels bodhisattvas.

Dans différents sutras ainsi que dans le Vajrayana, le Bouddha a souligné à maintes reprises l’importance de vérifier les caractéristiques et les qualités d'un lama. Il est possible que parmi les lamas qui enseignent ou qui ont enseigné en Occident, beaucoup soient de vrais bodhisattvas et que beaucoup ne le soient pas.

Ceux qui voyagent ainsi et qui enseignent, mais qui ne sont pas de réels bodhisattvas, doivent "se vendre". Quand on a un produit, on doit faire de la publicité pour attirer un acheteur. Quand on feint d'être un bodhisattva sans en être vraiment un, on doit faire beaucoup de choses pour attirer les gens. Par exemple, il y a eu beaucoup de déclarations disant qu'un tel est une émanation de Chenrezi, de Manjushri ou d'un autre Bouddha pour leur donner une position plus forte. Il est particulièrement important pour des personnes qui débutent dans la pratique du Dharma d’examiner attentivement leur enseignant et d’évaluer ses qualités, ce qui est relativement simple à faire.

Si les principales motivations de l'enseignant sont à l’évidence l'argent et la bonne réputation, il est préférable de s’en tenir à distance, même si on a déjà reçu de lui des enseignements. Mais il ne convient pas non plus de le critiquer. Dans ce domaine, il ne s’agit pas de devenir trop extrême, parce qu'un enseignant est un être humain comme tous les autres et il doit vivre. Il est préférable de garder ses distances envers celui pour qui l’argent et le statut sont des préoccupations importantes.

D’un autre coté, beaucoup de lamas doivent soutenir des projets divers, comme des monastères et subvenir aux besoins de leurs occupants et donc recevoir des donations. Mais si l'on constate que les donations sont seulement employées à des fins personnelles, alors il vaut mieux prendre ses distances.

Le critère le plus simple est de se référer à la signification même du mot bodhisattva. Être un bodhisattva signifie servir l'humanité. Si on ne le fait pas, on ne peut pas être appelé un véritable bodhisattva.

Question : Qu’en est-il des grands bodhisattvas, comme Sitou Rinpoché, qui a été reconnu et confirmé par le Karmapa, et qui ont été bodhisattvas dans leurs vies précédentes ? Comment peut-on comprendre leur manière d’agir actuellement ? La reconnaissance du Karmapa  n'est-elle pas une sorte "de garantie" ?

Il est certain que ce que dit le Karmapa n’est jamais faux et qu'il a reconnu Sitou Rinpoché comme un bodhisattva. Lorsque l'on considère Sitou Rinpoché et ce qu'il fait actuellement, il est alors aussi clair que ses actions ne sont pas conformes au Dharma. Sa manière d’agir a contribué au fait que le monastère de Rumtek a été plus ou moins détruit. Ainsi, il a endommagé le monastère de son propre lama racine. Quel que soit l’angle sous lequel on considère ses actions, elles ne sont pas compatibles avec le Dharma.

On peut aussi répondre à cette question en se référant au Vajrayana. C’est un moyen très délicat parce qu'il a un potentiel énorme. Lorsque ce potentiel est employé de façon juste, c'est très positif. Mais s'il est employé improprement, cela peut être très dangereux. C'est comparable à l'énergie nucléaire : utilisé pour des buts pacifiques, c'est utile, mais comme bombe nucléaire c'est un désastre.

Les dangers du Vajrayana sont liés aux samayas, les vœux initiatiques du Vajrayana. Une fois qu’on les a reçus - par exemple durant une initiation - on doit les tenir. Sitou Rinpoché a reçu des initiations du Karmapa et, étant un étudiant très proche, il a aussi reçu les samayas correspondants. Après la mort du Karmapa, Sitou Rinpoché a passé beaucoup de temps avec des personnes qui ont brisé leurs engagements avec le Karmapa et travaillent toujours contre lui. Lodro Tarchin, que Sitou Rinpoché a installé comme Secrétaire de Rumtek, est réputé pour avoir brisé ses engagements avec le Karmapa, il y a longtemps. Un autre cas : Nyerpa, le Trésorier de Gyaltsab Rinpoché, s’est lancé dans un procès contre Karmapa alors qu’ils étaient encore au Tibet.

En particulier, c'est l'activité pour le bien de tous les êtres qui ne fonctionne plus. Si une bombe atomique éclate, le pays entier est détruit. C'est semblable avec le Vajrayana, si on n'a pas une conduite juste.

Question : Vous avez expliqué auparavant, qu’à partir de la première terre des bodhisattvas, on ne peut plus briser ses samayas. Qu'en est-il pour un grand bodhisattva comme Tai Sitou Rinpoché ?

Si l'influence des gens qui ont brisé leur samayas est très forte, cela peut influencer un bodhisattva et affecter sa propre réalisation. Ce matin je lisais la biographie de Doe Khyentse Yeshe Dorje. Un jour, il eut une vision de dakinis et de Gourou Rinpoché qui lui dirent de pratiquer dans une certaine grotte à l'est du Tibet. S’il agissait ainsi, il réaliserait le corps d'arc-en-ciel dans sa vie. Il commença alors les préparatifs pour un tel voyage. Il avait trois serviteurs : deux étaient très respectueux de leurs vœux, le troisième non. Il était évident pour Doe Khyentse que ce dernier ne devait pas voyager avec lui et il essaya de le dissuader de l’accompagner. Il lui fit des cadeaux, lui donna des conseils pour qu’il reste à la maison. Mais le domestique voulait pratiquer auprès de lui, quelles que soient les circonstances. Il est dit que Doe Khyentse Yeshe Dorje, qui est considéré comme l'émanation du grand Kunzig Jigmé Lingpa, n'a pas atteint la réalisation escomptée en raison de la présence de cette personne qui avait perturbé sa progression spirituelle.

Question : Est-ce qu’un bodhisattva, en brisant ses samayas du Vajrayana, perd les qualités qu'il a développées dans ses vies passées ?

La réalisation ne peut pas être perdue, cependant, on détériore le développement ultérieur.

Question : Pourquoi une chose similaire ne peut-elle pas arriver au Karmapa lui-même ?

Parce que la réalisation de Karmapa surpasse celle de tous. Dans un texte du 1er Pawo Rinpoché, il rapporte une rencontre avec un Mahasiddha qui déclare que Karmapa et lui-même ont atteint l’éveil ensemble. Mais la différence entre les deux est que le Karmapa a toujours agi exclusivement pour le bien de tous les êtres. Le Mahasiddha a fait toutes sortes de choses, il avait notamment utilisé des pratiques du Vajrayana pour son propre bénéfice. D'autre part, le Karmapa, n'a jamais fait la moindre erreur depuis lors. Néanmoins, lorsque les disciples du Karmapa brisent leurs samayas, ils peuvent détériorer l'activité du Karmapa. Le 15ème Karmapa, Khakyab Dorje, prophétisa qu'il vivrait jusqu’à 84 ans, mais il est mort à l'âge de 52 ans en raison de l’endommagement des samayas de ses étudiants.

Question : Si un tulkou n’est pas un bodhisattva, qu’est-ce que signifie le titre de "tulkou" ?

Que les "tulkous politiques" ne sont pas des bodhisattvas ! (rire de Khenpo Tcheudrak). Il y a de nombreux cas au Tibet où des titres de tulkous ont été attribués, mais ils ne signifient rien. Le garçon de Tsurphou (Orgyen Trinley) détient le titre de "Karmapa" parce qu'il a été installé comme tel.

La situation présente au Tibet et en Chine n'est pas nouvelle. Dans le passé, les Chinois ont déjà choisi certains enfants pour des raisons politiques et leur ont accordé des titres de hauts tulkous. Ainsi, l'influence des chinois s’est accrue, les gens ont confiance en les lamas, et le Gouvernement chinois peut contrôler les Tibétains. Au temps de l'Empereur chinois Ching Long, une nouvelle tradition a vu le jour : elle consistait à placer dans un vase d'or les noms d’enfants choisis au préalable et à tirer au sort. On en tirait un ou deux qui étaient proclamés tulkous.